🎧 Écouter l'histoire :
S'abonner au podcast :
La lumière blanche et crue des néons découpait le monde en angles vifs. Dehors, la nuit était d’encre, dévorant la route quelques mètres au-delà du halo de la station-service. David sentit le froid du carrelage remonter le long de ses jambes tandis qu’il posait deux bûches compressées et un paquet de café sur le comptoir. L’employé de nuit, un adolescent au regard vide, scanna les articles avec une lenteur mécanique. Le bip du lecteur de code-barres était le seul son qui troublait le bourdonnement électrique des congélateurs.
Pas de musique. C’était la première chose qu’il avait remarquée en entrant. Une absence qui rendait le silence presque agressif.
« Ça fera vingt-deux cinquante, » marmonna le garçon sans le regarder.
David paya en espèces, évitant lui aussi le contact. Il avait l’impression que son projet était écrit sur son visage : fuir. Fuir le vacarme des fêtes de fin d’année, les appels insistants de sa mère, les questions muettes dans les yeux de sa sœur. Fuir ce silence-là, celui qui suivait son nom dans les conversations familiales depuis trois ans. Il avait choisi un autre silence, plus pur, celui des montagnes. Une solitude choisie, se répétait-il comme un mantra. Une forteresse.
La route qui grimpait vers le col était une cicatrice noire dans un monde de plus en plus blanc. La neige tombait, dense et silencieuse, absorbant le son du moteur. Bientôt, le signal de la radio se perdit dans un grésillement avant de s’éteindre complètement. David se sentit soulagé. Il était enfin seul. Les phares de sa vieille voiture balayaient les troncs sombres des sapins chargés de neige, créant des ombres dansantes qui se refermaient aussitôt derrière lui.
Le chalet était tel qu’il se le rappelait : une masse sombre et trapue au bout d’un chemin à peine visible. L’air glacial lui mordit le visage lorsqu’il sortit. Ici, le silence n’était pas une absence. Il était une présence. Vaste, profond, presque solide.
À l’intérieur, l’odeur du bois froid et de la pierre. Il alluma une lampe frontale, son faisceau étroit découpant des fragments de la pièce principale : une cheminée monumentale, des meubles recouverts de draps blancs comme des linceuls. Il se mit au travail avec une efficacité méthodique, presque désespérée. Il retira les draps, ouvrit les volets sur une nuit de neige impénétrable, et s’attela à faire naître un feu.
Les premières flammes crépitèrent, fragiles, puis prirent de l’ampleur, projetant des lueurs chaudes sur les murs de pierre. La vie revenait. David déballa ses affaires : des conserves, des livres, son étui à guitare. C’est en cherchant ses partitions dans un carton de souvenirs qu’il tomba dessus.
Une enveloppe jaunie, glissée entre deux cahiers de solfège. Son écriture penchée sur le devant. Pas de destinataire. Pas de timbre.
La lettre.
Il l’avait écrite la semaine qui avait suivi l’enterrement de son père. Les mots s’étaient déversés, un torrent de colère, de justification et de chagrin, adressé à personne et à tout le monde. Une tentative pathétique d’expliquer pourquoi sa musique valait plus que la carrière d’ingénieur que son père avait rêvée pour lui. Pourquoi il n’était pas rentré plus tôt. Pourquoi il n’avait pas répondu à ce dernier appel. Il l’avait écrite, puis l’avait cachée, incapable de l’envoyer, incapable de la jeter. Un deuil en suspens, solidifié dans l’encre et le papier.
Il s’assit dans le vieux fauteuil en cuir, l’enveloppe posée sur ses genoux. Le feu dansait, projetant des ombres mouvantes. La solitude qu’il avait si ardemment désirée se retournait contre lui. Ce n’était plus un bouclier, mais une chambre d’écho. Chaque crépitement du bois, chaque murmure du vent dans la cheminée semblait lui renvoyer la voix de son père. Pas la voix de leurs disputes, mais celle, plus lointaine, de son enfance. La voix qui lui expliquait le nom des constellations, qui fredonnait de vieilles chansons en bricolant dans le garage.
Une image, nette et douloureuse, lui revint. Il avait dix ans. Il venait d’apprendre ses trois premiers accords à la guitare. Son père était entré dans sa chambre, l’air fatigué après une longue journée. Il s’était assis sur le lit et avait dit : « Joue-moi quelque chose. » David avait joué, les doigts malhabiles, les notes incertaines. Son père n’avait rien dit, il avait simplement fermé les yeux, une expression de paix sur son visage. Un instant de communion pure, avant que la vie, les attentes et les déceptions ne viennent tout compliquer.
La chaleur du feu commençait à lui picoter les yeux. La solitude qu’il subissait n’était pas celle des montagnes, mais celle qu’il avait lui-même construite, brique par brique, silence par silence. Il avait fui, croyant choisir la liberté, mais il n’avait fait que s’enfermer dehors.
Lentement, il se leva. Il ne déchira pas la lettre. Il ne la brûla pas non plus. Il la posa simplement sur le manteau de la cheminée, à côté d’une vieille horloge arrêtée. Un vestige, non plus caché, mais exposé. Une partie de l’histoire.
Puis, il ouvrit l’étui de sa guitare. L’instrument était froid. Il l’accorda, les notes claires et justes vibrant dans le silence du chalet. Il ne joua aucune de ses compositions complexes et torturées. Il ne chercha pas la virtuosité.
Ses doigts trouvèrent d’eux-mêmes une mélodie simple, presque une berceuse. Des notes claires et dépouillées, qui semblaient flotter dans la pièce comme des flocons de neige. Une musique qui ne cherchait pas à prouver quoi que ce soit. Qui ne demandait rien.
C’était un pont jeté par-dessus le vide. Une réponse tardive à une demande vieille de vingt ans. Le son emplit le chalet, franchit les murs de pierre et se perdit dans la nuit blanche et infinie, là où les phares s’étaient éteints depuis longtemps. Il n’était plus tout à fait seul.
