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La neige crissait sous ses semelles avec un son feutré, presque timide, comme si elle s’excusait de troubler le silence. David resserra le col de son vieux manteau de laine. L’air glacial mordait ses joues, mais il accueillait la brûlure comme une vieille connaissance. Il aimait cette solitude, cette blancheur immaculée qui recouvrait le monde et étouffait les bruits de la ville, là-bas, derrière la colline.

Il était arrivé au bout du chemin forestier, là où les bois s’effaçaient pour révéler la cicatrice de fer d’une voie ferrée abandonnée. Le quai de la petite gare désaffectée était son sanctuaire. Personne ne venait jamais ici. Les trains avaient cessé de s’y arrêter bien avant que ses cheveux ne blanchissent.

David s’assit sur le banc de fer forgé, sa surface glaciale s’insinuant à travers l’épaisseur de son pantalon. Devant lui, les rails s’étiraient dans les deux sens, disparaissant sous une couverture de neige vierge. Une ligne droite vers un passé et un futur qui n’existaient plus.

De la poche intérieure de son manteau, il sortit son portefeuille usé. À l’intérieur, nichée derrière un plastique jauni, se trouvait la photographie. Elle était petite, ses coins cornés, l’image si floue qu’elle en devenait une simple suggestion. Une silhouette féminine, un sourire indistinct, la lumière d’un été lointain explosant derrière elle. Élise.

Chaque année, à l’approche de Noël, c’était le même rituel. Il décorait sa librairie, « Le Mot et la Marge », jusqu’à ce qu’elle déborde de guirlandes, de lumières scintillantes et de l’odeur du sapin. Il créait une bulle de joie parfaite, une forteresse contre la mélancolie de décembre. Les clients disaient : « Personne n’aime Noël comme vous, David ». Il souriait, mais son cœur restait froid. Car cette débauche de fête n’était pas pour eux. C’était une incantation, une tentative désespérée de la faire revenir, elle qui adorait cette période plus que tout. Il dressait la scène, encore et encore, mais l’actrice principale ne se présentait jamais.

Cette année, l’épuisement avait gagné. Les guirlandes lui semblaient lourdes, les chants de Noël dissonants. L’appel de sa fille, Chloé, avait été la fissure dans l’édifice. « Papa, viens réveillonner avec nous. Les enfants t’attendent. Ne reste pas seul. » Il avait refusé, prétextant une tradition, un besoin de rester dans leur librairie. Mais sa voix s’était brisée. Après avoir raccroché, il avait enfilé son manteau et s’était enfoncé dans la forêt, comme un animal blessé cherchant sa tanière.

Il fixa la photo floue. Il essaya, comme des milliers de fois, de forcer le souvenir à se préciser. Quelle était la couleur exacte de sa robe ce jour-là ? Quel mot avait-elle prononcé juste avant que l’obturateur ne se déclenche ? Mais l’image restait obstinément brumeuse, une aquarelle délavée par le temps. Le deuil, réalisa-t-il, n’était pas seulement la douleur de l’absence ; c’était l’érosion lente et inexorable des détails.

Il était un gardien de musée pour une seule œuvre, et l’œuvre s’effaçait sous ses yeux. Son amour pour Noël n’était qu’une tentative de repeindre la toile de mémoire, chaque année, avec des couleurs toujours plus vives, espérant retrouver la teinte originelle. En vain.

Un flocon de neige, plus gros que les autres, vint se poser sur le plastique de la photo, fondant en une minuscule goutte d’eau, une larme de buée qui rendit le visage d’Élise encore plus insaisissable.

Et dans ce flou ultime, une clarté perça.

Il ne l’honorait pas. Il l’emprisonnait dans un rituel stérile. Il demandait à son souvenir de ne pas changer, dans un monde où tout, des saisons aux rails rouillés sous la neige, ne faisait que changer. Accepter le changement, ce n’était pas l’oublier. C’était la laisser partir, non pas de son cœur, mais de ce présent immuable qu’il s’acharnait à construire pour elle. C’était accepter que son souvenir devienne, lui aussi, flou et doux, comme une vieille mélodie dont on a oublié les paroles mais pas l’émotion.

Il se leva. Le froid semblait moins hostile, plus vif, presque vivifiant. Il regarda une dernière fois les rails qui ne menaient nulle part. Il avait passé des années sur ce quai, à attendre un train qui ne figurait plus sur aucun horaire.

Chloé l’attendait. Ses petits-enfants l’attendaient. Un autre quai, bien réel celui-là, vibrant de vie et de nouvelles lumières de Noël.

Doucement, il remit le portefeuille dans sa poche. La photographie y resterait, comme une racine. Mais une racine n’empêche pas un arbre de grandir vers la lumière.

Il tourna le dos à la voie ferrée et reprit le chemin à travers les bois. Cette fois, il ne se dirigeait plus vers la solitude, mais vers les lumières tremblotantes du village en contrebas. Le poids dans sa poche était le même, mais David, lui, se sentait plus léger, comme si, après un long hiver, il sentait pour la première fois la promesse fragile d’un dégel.