Le crépitement sur le zinc du toit n’était pas le martèlement de la pluie, mais le chuchotement étouffé de la neige sur des branches de sapin. C’est ce que Julie se disait, les yeux perdus dans le gris liquide qui dévorait Paris. D’ici, au septième étage, les immeubles haussmanniens n’étaient plus que des silhouettes d’arbres anciens, leurs fenêtres des lueurs spectrales dans une forêt sans fin. Le froid humide s’infiltrait sous son manteau, mordant, familier, comme le silence d’une clairière en plein hiver.
Son carnet de croquis reposait sur ses genoux, protégé par ses mains mais obstinément fermé. C’était son ancre, son remède auto-prescrit contre la vitesse du monde. Le problème, c’est que le remède ne fonctionnait plus. Les pages restaient blanches, aussi immaculées et intimidantes que la première neige sur un champ. Ralentir le temps, oui. Mais pour y contempler quoi ? Le vide. Le souvenir de celle qu’elle avait été avant les enfants, avant le foyer, avant que ses journées ne se remplissent de tâches si essentielles et si invisibles qu’elle avait fini par devenir invisible à elle-même.
Un bruit métallique la tira de sa rêverie cotonneuse. La porte de l’accès au toit claqua. Un jeune homme, silhouette longiligne dans un anorak orange fluo, venait de surgir. Il retira sa capuche, secouant des cheveux sombres et perlés de pluie. Un coursier à vélo, à en juger par le sac cubique abandonné près de la porte. Il ne semblait pas l’avoir vue, trop occupé à souffler dans ses mains et à maudire le ciel d’un juron qui se perdit dans le son de l’averse.
Julie se tassa sur son petit banc de métal, espérant se fondre dans le décor. Cet endroit était son sanctuaire. L’intrusion était une dissonance. Le jeune homme fit quelques pas, sortit son téléphone, l’écran projetant une lumière crue sur son visage. Il avait peut-être vingt ans. L’âge qu’elle avait quand elle remplissait des carnets comme celui-ci en une semaine.
Il soupira, rangea son téléphone et se retourna pour partir. Il empoigna la lourde poignée de la porte. Tira. Une fois. Deux fois. Un grincement protesta, puis plus rien. Il donna un coup d’épaule contre le métal. Le son fut mat, définitif.
« Merde, » lâcha-t-il, plus à lui-même qu’à elle. C’est là qu’il la vit. « Oh. Pardon. J’vous avais pas vue. »
Julie hocha la tête, un simple accusé de réception.
« Elle est bloquée, » dit-il en désignant la porte. « Cette saloperie est bloquée. »
Les voilà donc, prisonniers sur le toit du monde, dans cette forêt de zinc et d’ardoise. Lui, l’incarnation de la vitesse et de l’urgence, bloqué. Elle, l’incarnation de l’immobilité, forcée à partager son silence. Il commença à faire les cent pas, une panthère en cage aux couleurs vives, sortant son téléphone, cherchant un réseau qui n’existait pas.
Julie serra son carnet contre sa poitrine. C’était un bouclier.
« C’est quoi, le livre ? » demanda-t-il soudain, s’arrêtant net. Sa voix était jeune, sans véritable curiosité, juste un moyen de combler le silence angoissant.
« Un carnet de croquis. »
« Ah. Vous dessinez ? »
Le verbe au présent la piqua. « Je dessinais, » corrigea-t-elle doucement.
Il haussa un sourcil. « Et là, vous faites quoi alors ? Vous attendez que la pluie dessine à votre place ? »
La remarque n’était pas méchante, juste directe. Brutalement honnête. Elle toucha une corde sensible, une vérité qu’elle refusait de s’avouer.
« Parfois, il faut juste être là. Regarder, » répondit-elle, une défense un peu faible.
« Moi, si je m’arrête, j’avance pas. Si j’avance pas, je suis payé que dalle. » Il sourit, un éclair blanc dans la grisaille. « Vous vouliez dessiner quoi ? La Tour Eiffel version fantôme ? »
Julie sentit une chaleur monter à ses joues, un mélange de honte et d’irritation. « Je ne sais pas. L’ambiance. »
Il s’approcha, respectant une distance de sécurité. La pluie redoublait, les sillons d’eau sur le zinc devenaient des ruisseaux.
« L’ambiance… » répéta-t-il, pensif. Il sortit à nouveau son téléphone. Cette fois, il ne cherchait pas de réseau. Il fit défiler des photos. « Mon ambiance à moi, c’est plutôt ça. »
Il lui tendit l’appareil. Sur l’écran lumineux, des explosions de couleurs. Des visages stylisés sur des murs de briques, des lettres dansantes sur des palissades de chantier, des créatures étranges peintes sur des rideaux de fer. C’était vif, éphémère, illégal sans doute. C’était vivant.
« C’est… vous qui faites ça ? »
Il hocha la tête, une fierté discrète dans le regard. « La nuit. Quand la ville dort. Ça dure pas, un coup de peinture de la mairie et c’est fini. Mais pendant quelques jours, c’est là. C’est pour les gens qui passent. C’est pas fait pour être mis dans un livre. »
Julie regarda ses mains à lui, tachées de peinture sous les ongles. Puis elle regarda les siennes, propres, manucurées, immobiles. Son carnet, cet objet qu’elle vénérait comme le réceptacle sacré de son identité perdue, lui parut soudain lourd, prétentieux. Un mausolée. La magie qu’elle y cherchait, cette connexion avec le temps, n’était pas dans l’objet. Ce jeune homme, Léo – il avait fini par lui dire son nom –, il ne ralentissait pas le temps. Il le capturait au vol, le griffait de couleurs et le laissait repartir.
Elle ouvrit enfin le carnet. La page blanche ne lui parut plus hostile. Juste… disponible. Son crayon graphite glissa, presque de lui-même. Le trait n’était pas assuré, il tremblait un peu à cause du froid. Elle n’essaya pas de dessiner la vue panoramique, ni un souvenir idéalisé. Elle dessina la main de Léo, telle qu’elle l’avait vue, tenant le téléphone. Les doigts agiles, les taches de peinture, la vie qui s’y accrochait.
Le dessin était imparfait, rapide. Mais il était d’aujourd’hui.
« Pas mal, » dit Léo en jetant un œil par-dessus son épaule.
Au même moment, un bruit de clé dans une serrure résonna, suivi d’un grincement victorieux. La porte s’entrouvrit. Un concierge à l’air bourru passa la tête. « Y’a quelqu’un ? On m’a dit que la porte était coincée. »
Le sort était rompu. Léo attrapa son sac. « Bon, ben… Faut que j’y aille. Ma course a dû être annulée depuis le temps. » Ils échangèrent un regard. Il n’y avait rien à ajouter. Pas de promesse, pas d’échange de numéro. Juste la reconnaissance d’un moment partagé, une parenthèse improbable sous la pluie.
Il descendit les escaliers quatre à quatre. Julie resta un instant de plus. La pluie continuait de tomber, mais ce n’était plus le silence de la neige. C’était juste le son de l’eau sur le métal. Un son simple, réel. Elle referma son carnet. Il n’était ni plus lourd, ni plus léger. C’était juste un carnet, avec un nouveau dessin à l’intérieur.
En descendant les escaliers à son tour, elle sentit l’odeur d’humidité et de pierre froide du vieil immeuble. Dehors, la ville continuait sa course. Pour la première fois depuis longtemps, Julie n’eut pas envie de la fuir. Elle eut envie de marcher, simplement, et de regarder où ses pas la mèneraient.
