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La lumière de Rome, cette poussière d’or liquide que les peintres tentent de capturer depuis des siècles, semblait aujourd’hui n’être qu’un voile agressif sur les yeux d’Emma. Assise sur le muret froid de la Piazza dei Cinquecento, face au chaos moderne de la gare Termini, elle se sentait comme une ruine parmi les ruines, mais sans la noblesse de la pierre. Les scooters fusaient comme des insectes en colère, les valises à roulettes claquaient sur les pavés disjoints, et les annonces multilingues du terminal se superposaient en une cacophonie sans âme. C’était un monde qui allait trop vite, un monde qui n’attendait pas les mémoires fragiles.

Sa main, tachetée de vieillesse, serrait le fermoir de son sac en cuir usé. À l’intérieur, dans un portefeuille qu’elle gardait depuis cinquante ans, se trouvait l’objet. Le talisman. Le poison. Un petit rectangle de carton jauni, un billet de train sans destination imprimée. Un passe-partout pour une autre vie.

La peur était une chose physique, une constriction dans sa gorge. Ce n’était pas la peur de la mort – elle avait fait la paix avec cette idée depuis longtemps – mais celle de l’effacement. La terreur de devenir une page blanche avant même que le livre ne soit fermé. Son fils, Marco, l’avait appelée ce matin. Sa voix était douce, raisonnable, et c’était pire que tout. « Maman, on s’inquiète. Tu as encore oublié ton rendez-vous chez le médecin. La résidence Santa Lucia est très bien, tu sais. Tu y serais en sécurité. »

En sécurité. Le mot résonnait comme une condamnation. En sécurité dans une chambre anonyme, où ses souvenirs seraient rangés dans des boîtes que personne n’ouvrirait plus. Elle avait raccroché poliment, le cœur battant la chamade, puis avait enfilé son manteau et était sortie. Marcher. Explorer. Prouver au béton et à elle-même qu’elle existait encore.

Elle se leva, les articulations protestant, et traversa la place en direction d’un petit café dont elle se souvenait à peine. L’odeur de café torréfié et de cornetti chauds était un baume. Elle s’installa à une table minuscule, près de la fenêtre, et commanda un espresso. Le serveur, un jeune homme pressé, le posa devant elle sans un regard. Emma était devenue invisible.

Lentement, presque cérémonieusement, elle ouvrit son sac et sortit le vieux portefeuille. Le cuir craquela doucement. Elle glissa un doigt dans le compartiment secret et en extirpa le billet. Il n’avait ni date, ni nom de gare. Seul le logo des Ferrovie dello Stato, l’ancien, celui de sa jeunesse. Le carton était doux et effiloché sur les bords.

Elle ferma les yeux. L’odeur du papier ancien, mêlée à celle, lointaine, du parfum qu’elle portait à vingt ans, fit son œuvre.

…Rome, 1968. La bibliothèque de la faculté d’architecture sentait la poussière et l’encre. Emma, les cheveux tirés en un chignon strict qui ne parvenait pas à contenir son énergie, était penchée sur des plans. Elle n’était pas une étudiante, elle était une promesse. Son projet de fin d’études – une tour d’habitation qui mariait le béton brut et les jardins suspendus, inspirée des structures antiques – avait attiré l’attention d’un grand cabinet de Chicago. L’offre était arrivée par télégramme, une décharge électrique dans sa vie bien ordonnée. Construire l’avenir, loin de la pesanteur de l’Histoire.

Et puis il y avait eu Alessandro. Un historien de l’art, les yeux pleins de la beauté des siècles passés, les mains capables de lire une fresque comme une partition. Il ne voulait pas construire, il voulait préserver. Il lui avait dit un soir, sur le Janicule, alors que la ville s’embrasait sous le soleil couchant : « Tu veux bâtir des murs, Emma. Moi, je veux empêcher qu’on les abatte. »

Le billet de train était un cadeau de son père, un homme pragmatique. « Prends-le. C’est un billet ouvert pour n’importe où en Europe. Va à Gênes, prends le bateau pour l’Amérique. Ou va à Berlin, à Paris. Vois le monde qui se construit. Ne te laisse pas ensevelir par la beauté de ce qui est déjà mort. »

Elle avait gardé le billet dans sa poche pendant des semaines. Il était le poids de son avenir, le symbole d’une carrière fulgurante, d’un nom gravé sur des plaques de bronze à l’entrée de gratte-ciels. L’autre option était Alessandro, et Rome. L’amour, et la lente, patiente conversation avec la pierre. Une carrière de l’ombre, à restaurer, à consolider, à comprendre. Une vie passée à écouter les murmures du passé plutôt qu’à crier vers l’avenir.

Un matin, elle avait glissé le billet dans son portefeuille, et elle avait dit oui à Alessandro.

L’espresso était froid. Emma rouvrit les yeux. La lumière dans le café avait changé. La peur dans sa poitrine s’était muée en autre chose. Une sorte de calme, lourd et profond.

Elle n’avait pas échoué. Elle n’avait pas été ensevelie. Elle avait fait un choix. Sa carrière n’avait pas été celle de bâtir des murs, mais de les comprendre. Elle avait passé sa vie à déchiffrer les strates de Rome, à enseigner comment une église baroque pouvait naître sur les fondations d’un temple païen. Sa vie entière était un acte de mémoire. Et maintenant, elle avait peur d’oublier ? C’était une trahison, non pas envers son fils ou les médecins, mais envers la jeune femme qui avait choisi la préservation plutôt que la construction.

Elle, Emma, était sa propre Rome. Une cité de souvenirs stratifiés, avec ses ruines, ses places lumineuses, ses recoins sombres. Perdre quelques noms, quelques dates, c’était comme perdre une ou deux statues dans un forum qui en comptait des milliers. L’ensemble tenait encore. L’esprit du lieu était toujours là.

Elle paya son café, laissant un pourboire généreux, et sortit. Le bruit de Termini ne lui sembla plus hostile, mais simplement vivant. Le flux et le reflux de la foule étaient la respiration de la ville. Elle ne se dirigea pas vers le métro pour rentrer chez elle.

Au lieu de ça, elle commença à marcher. Non pas pour fuir, mais pour explorer. Elle passa devant les thermes de Dioclétien, et son œil d’architecte analysa la courbe parfaite des voûtes restantes. Elle se laissa porter par les rues, redécouvrant des façades, des fontaines secrètes. Chaque pierre était un mot dans la longue phrase de sa vie.

Elle ne savait pas où elle allait. Le billet dans son sac n’avait pas de destination. Sa promenade non plus. Marco appellerait de nouveau, s’inquiéterait. La menace de la résidence Santa Lucia planait toujours. Mais pour la première fois depuis des mois, la peur n’était plus au premier plan. Elle était juste un bruit de fond.

Elle avait trouvé sa voie il y a cinquante ans en choisissant de rester. Aujourd’hui, elle la retrouvait en choisissant de ne pas s’effacer. Marcher dans Rome, c’était affirmer son choix, c’était habiter sa propre mémoire. Et tant qu’elle pouvait poser un pied devant l’autre sur ces pavés ancestraux, elle n’était pas encore une ruine. Elle était le gardien du temple.