La neige tombait en rafales si denses que le monde extérieur n’était plus qu’une suggestion, une abstraction blanche derrière les vitres bombées de la librairie. À l’intérieur, l’air sentait le papier jauni, la cire froide et le bois ancien. C’était un parfum d’un autre temps, un parfum qui s’accrochait aux vêtements et à la mémoire.

David jeta un nouveau regard à son téléphone. Pas de réseau. Bien sûr. Le village était déjà un cul-de-sac en temps normal ; avec ce blizzard, il était devenu une île coupée du monde. Il serra la mâchoire. Il aurait dû être à trois cents kilomètres de là, dans un chalet loué à prix d’or, à feindre une joie festive qu’il n’avait plus ressentie depuis des années. Au lieu de ça, il était coincé ici, à “L’Écho des Cimes”, une librairie qui portait bien son nom : un refuge hors du temps, perché au sommet d’une rue oubliée.

« La route du col ne rouvrira pas avant demain, au mieux », dit une voix calme derrière lui.

David se retourna. Le libraire, un vieil homme aux mains noueuses et au regard clair, était en train d’attiser les braises dans un poêle en fonte noir. Il s’appelait Anselme. Il n’avait pas l’air plus dérangé que ça par la situation. Pour lui, la tempête semblait être une simple ponctuation dans la longue phrase de l’hiver.

« Il n’y a pas d’hôtel ici », constata David, plus pour lui-même que pour l’autre. Le muscle de sa tempe battait. Chaque minute passée ici était une minute volée à ses plans, à ses échéances, à cette course effrénée qui lui servait de vie.

« Non, répondit Anselme sans le regarder. Mais il y a du thé, un feu, et des milliers d’histoires pour tenir compagnie. Vous êtes le bienvenu. »

La proposition était dénuée d’alternative. David soupira, passant une main dans ses cheveux. Architecte de renom, il passait ses journées à dessiner des structures de verre et d’acier tendues vers le futur. Mais son esprit, lui, restait ancré dans les fondations d’un passé en ruines. Un passé qui avait le visage d’Élise.

La lumière vacilla, puis s’éteignit, plongeant la librairie dans la lueur dansante du poêle. Le silence devint plus épais, seulement troublé par le crépitement du feu et le hurlement du vent. Dépouillé de son téléphone, de son ordinateur portable dont la batterie était à plat, David se sentit nu. Anxieux. Il se mit à arpenter les allées étroites, ses chaussures de ville italiennes grinçant sur le vieux parquet.

Son regard fut attiré par un objet posé sur une étagère, entre une pile de Pléiades et un globe terrestre délavé. Une petite boîte à musique en bois de rose, dont le vernis était craquelé par le temps. Le mécanisme en laiton, visible sous une vitre rayée, était figé. Une des dents du peigne métallique était cassée.

Sans réfléchir, il la prit. Le bois était froid sous ses doigts. Il tourna la petite manivelle à l’arrière. Rien. Juste un clic sec, suivi d’un silence mécanique. Il réessaya. Clic. Silence.

Élise en avait une. Pas celle-ci, mais une semblable. Elle jouait une valse de Brahms, une mélodie simple qui semblait pouvoir suspendre le temps. Les soirs où l’angoisse le gagnait, elle la remontait et la posait sur sa table de nuit. « Écoute, disait-elle. Le temps n’est pas une ligne droite. C’est une spirale. On peut toujours ralentir. »

Il ne l’avait pas écoutée. Il n’avait jamais ralenti. Et la spirale s’était brisée.

« Elle ne joue plus depuis des années », dit la voix d’Anselme, qui s’était approché sans bruit, une tasse fumante à la main. Il la lui tendit. « Un défaut de fabrication. Elle s’arrête toujours après la troisième note. »

David prit la tasse. Le liquide était brûlant, une infusion d’herbes au goût amer et réconfortant. « On devrait la réparer », dit-il, son réflexe de bâtisseur prenant le dessus. Tout problème avait une solution, un plan, une exécution.

Anselme sourit doucement. « Pourquoi ? Son silence est peut-être sa nouvelle musique. Certaines choses ne sont pas faites pour être réparées, David. Juste pour être acceptées. »

La remarque le frappa. Il avait passé les cinq dernières années à essayer de “réparer” le passé. À rejouer les scènes dans sa tête, à chercher l’erreur dans le plan, le défaut dans la structure de sa vie qui avait tout fait s’effondrer. Il essayait de forcer la boîte à musique de sa mémoire à jouer une mélodie qui n’existait plus.

Il regarda l’objet dans sa main. Il tourna de nouveau la manivelle. Clic. Il ferma les yeux, s’attendant à la frustration habituelle. Mais cette fois, il n’essaya pas d’entendre la valse perdue. Il écouta le silence qui suivait le clic. Un silence plein. Un silence qui n’était pas une absence de son, mais une présence à part entière. Le souffle du vent. Le murmure du feu. Son propre pouls, qui, pour la première fois depuis des heures, semblait avoir ralenti.

Dans ce silence mécanique, il ne trouva pas la mélodie d’Élise. Il trouva autre chose. La beauté poignante de ce qui est cassé et qui continue d’exister. La mélancolie de l’hiver, non pas comme une tristesse à combattre, mais comme une saison de l’âme, un repos nécessaire.

Il passa la nuit sur un vieux canapé en cuir, près du poêle. Il ne dormit pas beaucoup, mais ce n’était pas un sommeil agité. Il écouta la tempête faire rage, se sentant, pour la première fois depuis longtemps, exactement là où il devait être.

Au matin, la neige avait cessé. Une lumière blanche, pure et aveuglante, filtrait à travers les vitres. Le silence était total. Au loin, on entendit le grondement sourd d’un chasse-neige. Le monde se remettait en marche.

David se leva et reposa la boîte à musique sur son étagère. Elle n’était plus un symbole de sa perte, mais un rappel de sa nuit de répit. Un ancrage.

Alors qu’il se préparait à partir, Anselme lui fit un signe de tête. « Le chemin est dégagé. »

« Merci », dit David. Les mots semblaient faibles. « Pour… le refuge. »

Il sortit. L’air était glacial et vif, il brûlait les poumons. Le monde était une page blanche, immaculée. La route serait longue, et le chalet de Noël l’attendait probablement, vide. La tristesse était toujours là, une ombre fine à ses côtés. Mais elle n’était plus écrasante. Elle marchait à son pas. Il prit une profonde inspiration, et pour la première fois, il n’essaya pas de la chasser. Il se mit en marche, laissant derrière lui le bruit du monde et les silences mécaniques de la petite librairie.