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La poussière sentait le temps arrêté. Un parfum sec, minéral, qui se collait au fond de la gorge. Elena passa le dos de sa main sur son front, déplaçant une mèche de cheveux châtains qui s’obstinait à fuir son chignon improvisé. La lumière crue de la frontale du technicien découpait des formes grotesques dans la pénombre du grenier, transformant des piles de cartons en monolithes et des meubles recouverts de draps en bêtes endormies.

« Le boîtier central devrait être par là, Madame Vasseur, » dit la voix du jeune homme.

Il s’appelait Léo. Vingt ans, peut-être. L’uniforme gris du consortium du Flux flottait sur ses épaules menues. Il représentait tout ce qu’Elena n’était plus : jeune, un peu insolent, avec un avenir qui semblait n’être qu’une ligne droite.

« C’est ce que le plan indiquait, » répondit-elle, sa propre voix étonnamment plate dans le silence ouaté.

Le Flux était tombé. Dans tout l’immeuble. Une hérésie la veille de Noël. Plus de musique d’ambiance contrôlée, plus d’actualités holographiques, plus d’accès aux archives familiales sécurisées. Juste le silence. Un silence si profond qu’il en devenait assourdissant, brisé seulement par le sifflement du vent contre les lucarnes. Son fils, Thomas, dormait en bas, ignorant la rupture de ce cordon numérique qui rythmait leur existence. Pour lui, le silence était une anomalie, une peur primale. Pour Elena, c’était un fantôme.

Léo déplaça une vieille malle en osier, soulevant un nuage d’acariens qui dansèrent dans le faisceau de sa lampe. « Voilà. Le voilà, ce dinosaure. » Il tapota une boîte métallique hérissée de câbles. « On ne voit plus ça que dans les vieux quartiers. »

Pendant qu’il ouvrait son sac d’outils, le regard d’Elena fut attiré par un carton qu’il avait écarté. Un carton qu’elle n’avait pas ouvert depuis quinze ans. L’écriture de sa propre main, plus jeune, plus rageuse, était encore lisible sur le côté : NYX.

Un frisson la parcourut, sans rapport avec le froid glacial du grenier. Elle fit un pas, comme attirée par un aimant. Ses doigts gantés effleurèrent le grain du carton.

« Des souvenirs ? » demanda Léo sans la regarder, affairé à dévisser un panneau.

« Rien d’important. Des vieilleries. »

Le mensonge était facile. Il était devenu sa seconde peau, aussi confortable et familier que les murs de cet appartement haussmannien trop grand pour trois, et maintenant pour deux.

« C’est les meilleures, les vieilleries. Avant le Flux, les gens avaient des choses. Des objets. Pas juste des données dans un cloud. Mon grand-père collectionnait les livres papier. Vous imaginez ? L’odeur, le poids… »

Il parlait avec une ferveur qui la désarma un instant. Elle ouvrit le carton. À l’intérieur, des fanzines aux pages jaunies, une lanière de guitare usée, des photos polaroïd où une version d’elle-même la fixait avec un défi insolent, les yeux noyés de khôl. Et sous tout ça, la pochette carrée. Noire, mate, avec juste trois lettres blanches griffées au pochoir : N-Y-X.

Elle sortit le vinyle. L’objet était froid, lourd. Un anachronisme. Un délit, presque. La possession de supports physiques non enregistrés était « découragée ». Une façon polie de dire illégale.

« Wow. » Léo s’était retourné. Sa lampe frontale éclaira le disque. « Un 33 tours. Un vrai. C’est… » Il s’approcha, oubliant son boîtier. « Je peux ? »

Elena hésita, le cœur battant contre ses côtes. Elle tendit l’objet comme on présente une relique ou une bombe. Il le prit avec une délicatesse infinie.

« Nyx… » murmura-t-il. « Les Cendres Froides. Je connais, bien sûr. Enfin, les fichiers MP3 corrompus qui circulent sous le manteau. On dit que le master a été détruit. Qu’elle a tout brûlé avant de disparaître. » Il retourna la pochette. « Mais… il n’y a qu’une seule face enregistrée sur les versions pirates. Juste la chanson-titre. Ici, il y a une face B. » Ses yeux lurent à voix basse : « Chanson pour personne. »

Elena se sentit nue sous le faisceau de sa lampe. Chanson pour personne. Une ballade crève-cœur, enregistrée en une seule prise, avec une guitare sèche et une voix qui se brisait. Une chanson qu’elle avait écrite une nuit d’hôpital, une chanson pour le fils qu’on allait lui prendre, qu’elle avait accepté de laisser partir pour qu’il ait une vie meilleure que celle qu’une musicienne punk sans le sou pouvait lui offrir. Une chanson qui était son secret le plus lourd, la vérité gravée dans les sillons silencieux du vinyle.

« C’est une légende, cette face B, » continua Léo, sa voix empreinte de respect. « On dit que c’est là que se trouve la vraie histoire de Nyx. Pas la rage. Juste la peine. »

Il leva les yeux vers elle. L’espace d’une seconde, dans la lumière dansante, elle crut qu’il avait compris. Mais il ne voyait qu’une femme d’âge mûr, une bourgeoise perdue dans son grenier.

« Vous savez qui c’était ? » demanda-t-il.

Elena déglutit. La poussière n’y était pour rien. C’était le poids des mots non-dits. Quinze ans à être Elena Vasseur, mère au foyer modèle, veuve discrète. Quinze ans à s’assurer que Nyx était bien morte et enterrée.

« C’était une amie, » mentit-elle. Le mensonge était plus difficile, cette fois. Il lui écorcha la gorge.

« Vous avez de la chance. D’avoir eu ça. Un vrai morceau d’histoire. » Il lui rendit le disque avec précaution. « Les gens comme elle, ils manquent. Les gens qui criaient pour de vrai. »

Un clic sonore se fit entendre, suivi d’un bourdonnement électrique. Les quelques ampoules nues du grenier clignotèrent avant de s’allumer. En bas, une mélodie de Noël synthétique et aseptisée s’éleva, signe que le Flux était de retour. Le silence était rompu.

« Et voilà, » dit Léo en souriant, retournant à son travail avec une efficacité retrouvée. « Le monde peut recommencer à tourner. »

Il remballa ses affaires rapidement. Sur le palier, il lui souhaita un joyeux Noël avec une politesse professionnelle. La porte se referma, la laissant seule dans le couloir immense, le vinyle froid contre sa poitrine.

Elle ne descendit pas tout de suite. Elle alla dans la chambre de Thomas. Il dormait paisiblement, sa petite main potelée sortie de la couette. Il avait les mêmes yeux qu’elle. Elle le savait. Elle s’assit au bord de son lit, le disque posé à côté d’elle.

Chanson pour personne.

Peut-être. Ou peut-être, chanson pour lui. Pour elle. Pour la fille aux yeux charbonneux qu’elle avait été. Elle caressa la pochette noire. Elle n’allait pas la jeter. Ni la cacher à nouveau.

Dehors, la neige se mit à tomber sur Paris, étouffant les derniers bruits de la ville. Le Flux avait repris ses droits, mais dans le grand appartement silencieux, Elena tenait entre ses mains une vérité tangible, une dissonance. Ce n’était pas un pardon complet, pas encore. Mais pour la première fois depuis des années, en regardant son fils dormir, elle sentit que Nyx et Elena pouvaient peut-être coexister dans la même pièce. Et c’était déjà une forme de lumière.