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La pluie martelait la vitre du wagon-restaurant comme une vieille machine à écrire en colère. Dehors, le paysage n’était qu’un flou de verts et de gris. À l’intérieur, Sofia était seule. Et c’était parfait.

Architecte de renom, Sofia passait ses journées à dessiner des bâtiments pour les autres. Des tours de verre immenses, des maisons parfaitement carrées, des espaces où chaque centimètre était optimisé pour que les gens vivent, travaillent et se croisent sans jamais vraiment se voir. Elle créait des villes entières, mais ne parvenait pas à y trouver une seule petite place pour elle. Son seul luxe, son seul véritable désir, était la solitude. Une solitude pure, silencieuse, absolue.

Ce train, presque vide, qui glissait à travers une campagne détrempée, était le plus bel endroit du monde. Assise à une table pour quatre, elle ne regardait rien en particulier, savourant le cliquetis des roues sur les rails et la compagnie du vide.

« Un thé pour accompagner la pluie, mademoiselle ? »

Sofia sursauta. Un homme âgé se tenait près de sa table, un plateau à la main. Il portait un uniforme de serveur impeccable mais un peu usé, et son sourire avait la douceur des choses anciennes. Sofia, contrariée de voir sa bulle de silence crevée, répondit d’un ton plus sec qu’elle ne l’aurait voulu.
« Non, merci. Je ne veux rien. »

L’homme ne parut pas s’en offusquer. Il posa son plateau sur la table voisine.
« La pluie a bloqué la voie un peu plus loin, dit-il calmement. Nous allons être arrêtés ici un petit moment. Autant être à l’aise. Je m’appelle Elias. »

Sofia soupira. L’univers semblait conspirer contre sa tranquillité. « Sofia », dit-elle simplement, en espérant que cela mettrait fin à la conversation.

Mais Elias avait cette patience des arbres et des rivières. Il commença à astiquer des verres qui étaient déjà propres, son simple mouvement emplissant le silence d’une présence apaisante.
« Vous savez, dit-il après un long moment, ce wagon a une mémoire. Les gens y laissent des morceaux d’eux-mêmes. Des rires, des larmes… et parfois, autre chose. »

Intriguée malgré elle, Sofia leva les yeux de la vitre mouillée. Elias fouilla dans la poche de son gilet et en sortit un objet plat, enveloppé dans un mouchoir de tissu. Il le déplia avec un soin infini, révélant une vieille enveloppe jaunie. Le papier était fin, presque transparent par endroits. L’adresse était écrite d’une plume élégante, mais il n’y avait pas de timbre.

« Une lettre jamais envoyée, expliqua Elias. Je l’ai trouvée coincée entre deux banquettes, il y a de cela trente ans. »

« Pourquoi l’avez-vous gardée ? » demanda Sofia, sa curiosité piquant son désir de solitude.

« Parce qu’elle est magique », répondit le vieil homme avec un clin d’œil. « Elle ne contient pas de sortilège ou de formule. Sa magie, c’est tout l’amour qu’elle contient, un amour qui n’est jamais arrivé à destination. C’est le plus puissant des pouvoirs, vous savez. Celui des choses qui auraient pu être. »

Il tendit la lettre à Sofia. Hésitante, elle la prit. Le papier était frais et fragile sous ses doigts. Avec une délicatesse qui la surprit elle-même, elle sortit le feuillet plié en quatre.

La lettre était écrite par un jeune homme, un certain Léo, à une femme nommée Clara. Il lui décrivait son rêve : arrêter son travail à l’usine pour construire des cabanes dans les arbres. Des cabanes rondes, tordues, avec des fenêtres en forme d’étoile et des toits de mousse. Il lui avouait son amour et lui demandait de partir avec lui pour vivre au milieu des bois, dans une maison qui ne ressemblerait à aucune autre. La lettre se terminait par : « J’ai peur, Clara. Peur de quitter ce que je connais. Mais j’ai encore plus peur d’une vie où mes seuls plans seront ceux de la machine. J’attends ton signal pour poster cette lettre. »

Sofia sentit une boule se former dans sa gorge. Cette lettre n’avait jamais été postée. Léo n’avait probablement jamais eu son signal. Il avait sans doute continué à travailler à l’usine, dessinant des lignes droites au lieu de cabanes en forme de nuage.

« Il a eu peur », murmura Sofia.

« Nous avons tous peur », répondit doucement Elias. « Peur de ne pas être à la hauteur de nos propres rêves. »

Soudain, Sofia ne vit plus seulement le regret de Léo. Elle vit le sien. Elle se revit, enfant, dessinant non pas des immeubles gris, mais des maisons en forme de coquillage sur la plage, des ponts suspendus entre deux fleurs géantes, des palais de sucre d’orge. Elle, qui cherchait la solitude absolue, comprenait maintenant pourquoi. Elle fuyait un monde qu’elle contribuait à construire. Un monde de lignes droites, efficace et sans âme, qui avait étouffé la petite fille qui dessinait des maisons-coquillages.

Ses propres rêves étaient sa lettre jamais envoyée.

Les larmes se mêlèrent à la pluie sur ses joues. « Je construis des boîtes », dit-elle à Elias, la voix brisée. « Des boîtes parfaites pour que les gens y rangent leur vie. Mais moi, je rêvais de construire des nids. »

Elias lui sourit, un sourire plein de lumière. « Une lettre, même vieille de trente ans, peut toujours être lue. Et un rêve, même oublié, peut toujours être rêvé à nouveau. Il n’est jamais trop tard, Sofia. »

À cet instant, un rayon de soleil perça les nuages. La pluie cessa. Un long sifflement annonça que le train allait repartir. Le sortilège du wagon-restaurant était rompu.

Sofia plia soigneusement la lettre et la rendit à Elias. « Gardez-la », dit-il. « Sa magie a fonctionné. Elle a trouvé la bonne destinataire. »

Sofia hocha la tête, un vrai sourire éclairant son visage pour la première fois depuis des années. Elle sortit un carnet de son sac. Mais au lieu d’y tracer les plans d’un gratte-ciel, sa main, libérée, se mit à dessiner.

Elle dessina une petite maison ronde au sommet d’une colline, avec une porte en forme de lune et des fenêtres qui regardaient les étoiles. Une maison pour une seule personne, pas pour se cacher du monde, mais pour s’y retrouver soi-même.

Le train s’ébranla doucement. Sofia ne regardait plus le paysage flou avec mélancolie, mais avec espoir. Elle ne cherchait plus la solitude pour fuir. Elle allait enfin se construire un chez-soi, un mur à la fois, non pas pour s’isoler, mais pour enfin devenir elle-même.