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Les urgences, ce soir-là, avaient la quiétude feutrée d’un dîner de famille qui s’éternise. Un de ces repas où les conversations se sont taries, où l’on n’entend plus que le cliquetis discret des couverts sur la porcelaine et le poids des silences partagés. Ici, le cliquetis était celui des touches d’un clavier au poste des infirmières, et les silences étaient ponctués par le bip lointain et régulier d’un moniteur cardiaque.

Assise sur un siège en plastique bleu, trop froid sous ses cuisses, Emma tenait sa main gauche emmaillotée dans une compresse blanche. Une tache rouge, petite et nette comme un sceau de cire, commençait à percer le tissu. Un stupide accident de cuisine. Un couteau, un avocat trop mûr, un moment d’inattention. Elle aurait dû être à des milliers de kilomètres de là, dans son appartement de Montréal où les fenêtres donnaient sur des érables en feu, pas dans ce purgatoire aseptisé d’une ville qu’elle avait fuie il y a dix ans.

Elle était revenue pour un mariage. Une obligation. Une parenthèse qu’elle comptait refermer au plus vite.

Le seul autre convive de ce repas impromptu était un homme âgé, assis deux sièges plus loin. Il portait un tricot de laine usé et un pantalon de velours côtelé. Son visage était une carte de géographie ridée, chaque pli racontant un hiver de plus. De temps en temps, il soupirait, un son doux, presque musical, comme le reflux d’une vague sur des galets.

Emma sortit son portefeuille, un geste machinal. Elle l’ouvrit et, du bout des doigts de sa main valide, caressa le bord plastifié d’une vieille photographie. Elle était floue, délavée par le temps et les manipulations. Deux silhouettes d’enfants courant sur une plage au crépuscule. L’un, plus grand, tenait la main de l’autre. On ne distinguait pas leurs visages, juste l’élan, la joie indistincte d’un instant volé. Le flou était la seule chose qui lui restait de net. Le reste, elle l’avait volontairement effacé.

La solitude de son expatriation, elle l’avait choisie. Sculptée. C’était une forteresse aux murs épais, construite pour maintenir le monde – et les souvenirs – à distance. Cette salle d’attente, en revanche, était une autre forme de solitude. Une solitude subie, partagée, presque intime.

Le vieil homme se leva avec une lenteur étudiée, chaque mouvement semblant lui coûter. Il se dirigea vers le distributeur automatique qui ronronnait dans un coin, seul point de couleur vive dans cette palette de blancs et de bleus délavés. Il inséra une pièce, tapa un code. La spirale de métal tourna, mais la barre chocolatée resta suspendue, prisonnière.

Il tapota doucement la vitre. Rien. Il soupira à nouveau, ce son familier, puis se retourna, croisant le regard d’Emma. Un sourire édenté mais lumineux éclaira son visage.
« C’est comme la vie, parfois, dit-il. On met ce qu’il faut dedans, mais ça ne veut pas sortir. »

Emma sentit un sourire naître sur ses propres lèvres, un mouvement musculaire qu’elle n’avait pas sollicité. Elle se leva. « Laissez-moi essayer. »
Elle donna un coup sec et précis sur le côté de la machine. La barre tomba.
« Le secret, c’est l’angle d’attaque », dit-elle.
Il la ramassa avec gratitude. « Ah, la jeunesse. Toujours à trouver les bons angles. Merci, ma petite. »

Il ne retourna pas à sa place mais s’assit sur le siège à côté d’elle. Le parfum de son tricot – un mélange de naphtaline et d’eau de Cologne bon marché – remplaça l’odeur d’antiseptique.
« Vous attendez pour vous ? » demanda-t-il en désignant sa main.
« Un différend avec un avocat, expliqua Emma. L’avocat a gagné. »
Il gloussa. « Moi, c’est le souffle. Il se fait court. Alors, une fois par mois, je viens faire vérifier la tuyauterie. »

Ils restèrent silencieux un instant. Ce n’était plus le silence pesant de tout à l’heure, mais un silence confortable, comme celui de deux personnes qui ont fini leur repas et savourent le café.
« Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ? » reprit-il. « Votre accent… il a pris l’air du large. »
« Je vis au Canada. Je suis juste de passage. »
« On revient toujours, d’une manière ou d’une autre », murmura-t-il, plus pour lui-même que pour elle. « Moi, ma femme est partie il y a cinq ans. Mais tous les soirs, je lui parle encore. Je lui raconte ma journée au distributeur, les pigeons sur le rebord de la fenêtre. Ce n’est pas pareil, bien sûr. La chaise est vide. Mais le silence n’est pas le même quand on sait qu’il a été habité. »

Les mots de l’homme firent vibrer une corde en Emma. Son regard tomba sur son portefeuille, posé sur ses genoux. Le silence qu’elle avait construit autour d’elle était-il vide, ou simplement inhabité ? Sa solitude, si fièrement choisie, n’était-elle pas, au fond, une fuite éperdue devant une absence qu’elle refusait de nommer ?

Elle sentit une chaleur monter à ses joues. Le secret, ce n’était pas seulement la mort de son petit frère, ce jour-là, sur cette plage. Le secret, c’était sa propre fuite. Son incapacité à rester, à affronter les chaises vides, à parler à un silence habité. Elle avait préféré un silence neuf, stérile, de l’autre côté d’un océan.

« On ne choisit pas toujours sa place à table, poursuivit le vieil homme en suivant son regard. Ni qui s’en va avant le dessert. Mais on peut choisir de se souvenir du goût du plat qu’on a partagé. »

Une infirmière apparut dans l’embrasure de la porte. « Emma Sorel ? »
Emma se leva. Le sort était rompu. Le repas touchait à sa fin.
Elle se tourna vers l’homme. « Merci. » Le mot était simple, mais il portait le poids de toute leur conversation.
« Prenez soin de cette main, ma petite. Et du reste aussi. »

Alors qu’elle suivait l’infirmière dans le couloir immaculé, Emma sentit le contact fantôme de la photo dans son portefeuille. L’image était toujours floue, le deuil toujours inachevé. Mais pour la première fois depuis dix ans, en pensant à la petite silhouette qui courait à ses côtés, elle ne sentit pas le poids de l’absence, mais l’écho lumineux d’une course folle sous le soleil couchant. Le silence, autour d’elle, venait de changer de nature. Il n’était plus vide. Il était simplement calme.