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Le vent de fin d’après-midi s’infiltrait dans les mailles de son pull, un froid humide qui sentait le sel et le béton lointain. Assis sur un tronc blanchi par les embruns, Julien laissa le sable crisser sous ses talons. Devant lui, la mer grise clapotait contre la digue. Derrière, les tours de verre et d’acier de la ville s’allumaient une à une, constellations froides d’un univers qu’il ne comprenait plus vraiment.

Il était venu ici pour penser. Ou plutôt, pour cesser de penser de la même manière. Dans son laboratoire, les équations restaient insolubles, les données formaient un mur. Chaque variable qu’il tentait d’isoler en révélait dix autres, une hydre de complexité qui se moquait de sa logique. Il avait l’impression de se débattre dans un filet invisible, le même qui l’enserrait depuis des années.

Machinalement, il sortit l’objet de son sac. Un carnet relié de cuir sombre, aux pages épaisses et vierges. Il n’y avait jamais rien écrit. Le livre était un paradoxe, un vide pesant. Il le posa sur ses genoux. Le poids familier, le grain du papier sous son pouce… et le souvenir remonta, inévitable comme la marée.


« Ce n’est pas un livre vide, Julien. C’est un livre plein de possibles. »

La voix d’Elara avait la chaleur du soleil sur la peau. Ils étaient dans leur premier appartement, un chaos de cartons ouverts et de promesses. Elle lui tendait le carnet, ses yeux riant de son air perplexe.

« Les possibles ne sont pas des données exploitables, Elara. C’est du bruit. De l’entropie. »

Il avait dit ça. Scientifique jusqu’au bout des ongles, incapable de voir autre chose qu’un contenant sans contenu. Elle avait secoué la tête, son sourire ne s’effaçant pas tout à fait, mais se nuançant d’une ombre.

« Non. C’est un autre monde. Un monde où les choses n’ont pas besoin d’être définies pour exister. Tu y mets ce que tu veux. Des mots, des dessins, des taches de café. Ou rien. Le rien est une chose, aussi. C’est le tien. »

Elle voulait qu’il explore. Lui ne cherchait qu’à démontrer. Pendant des années, il avait essayé de la comprendre, de la modéliser. Il avait traité leur amour comme un système complexe, cherchant les constantes, les variables qui régissaient ses humeurs, ses silences, ses éclats de joie. Il voulait une formule pour Elara. Et en cherchant à la définir, il l’avait perdue. Elle n’était pas une équation. Elle était un poème dont il s’obstinait à vouloir analyser la grammaire.

Le livre était resté sur son bureau, témoin silencieux de son échec. Un monde qu’il n’avait jamais osé ouvrir. Une porte qu’il avait laissée fermée.


Le bruit d’une corne de brume le ramena au présent. Un cargo glissait sur l’horizon, silhouette massive entre le ciel et l’eau. Julien fixa les vagues qui venaient mourir à ses pieds. Elles n’étaient jamais les mêmes. Leurs motifs, leur force, leur écume… un chaos magnifique et imprévisible. Pourtant, elles obéissaient à des lois. La lune, la gravité, le vent. Des forces invisibles qui organisaient le désordre.

Elara n’était pas le chaos. Elle était un autre type d’ordre.

Il comprit soudain. Son blocage, au laboratoire comme dans sa vie, venait de là. Il cherchait une solution unique, une réponse élégante et définitive. Il voulait figer le système pour l’analyser. Mais certains systèmes ne pouvaient être compris qu’en mouvement. En acceptant l’incertitude. En acceptant que toutes les variables n’étaient pas quantifiables.

Il ne pouvait pas réparer le passé. Il ne pouvait pas réécrire son histoire avec Elara. Cette page-là était tournée, et elle n’était pas blanche. Mais il pouvait changer sa façon de lire la suite.

Julien ouvrit le livre. Les pages blanches lui parurent différentes. Plus un vide à combler, mais un espace à habiter. Il n’avait pas de stylo. Il se pencha, ramassa un éclat de charbon de bois échoué, vestige d’un feu de camp. Le grain était rugueux entre ses doigts.

Il ne traça pas une formule. Pas un chiffre.

Sur la première page, d’un trait hésitant puis plus assuré, il dessina une ligne. L’horizon. Simple, imparfait. La rencontre de deux mondes qui ne se touchaient jamais vraiment, mais se définissaient l’un l’autre. Au-dessus, il y avait l’espace du ciel. En dessous, celui de la mer.

Il referma le carnet. L’équation n’était pas résolue, mais il avait cessé de chercher la mauvaise réponse. Le vent semblait moins froid. Au loin, les lumières de la ville ne lui paraissaient plus hostiles, mais simplement présentes. Une partie du paysage. Il se leva, le sable s’écoulant de ses chaussures, et reprit le chemin de la digue, le poids du livre dans sa main n’étant plus celui d’un regret, mais celui, léger, d’un commencement.