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Le froid était une morsure. Pas une caresse vive, mais une pression lente, insidieuse, qui s’infiltrait à travers les couches de laine pour paralyser les os. Elara sentit le goudron gelé crépiter sous ses chaussons fourrés. Une folie, de monter ici. Une habitude. Depuis la mort d’Antoine, le toit était son sanctuaire, le seul endroit assez haut pour que le chagrin ne puisse pas l’escalader tout à fait.
À l’horizon, la lame de la montagne découpait un ciel d’encre violette, à peine griffé par la promesse de l’aube. L’air, d’une pureté presque douloureuse à inspirer, charriait des odeurs de sapin et de pierre humide. C’était pour ce silence-là qu’elle venait. Un silence si total qu’il en devenait une présence.
Mais ce matin, le silence était brisé.
Accoudé à la balustrade, une silhouette dégingandée se découpait en ombre chinoise. Un jeune homme. Il était voûté sur la lueur bleutée d’un téléphone, le pouce balayant l’écran avec une frénésie sourde. Des jurons étouffés s’échappaient en petites bulles de vapeur.
« Putain de réseau… Allez… Juste une barre. Une seule. »
Elara s’immobilisa. Son premier réflexe fut de faire demi-tour, de regagner la chaleur ouatée de son appartement, de préserver son rituel. Cet inconnu était une dissonance, une fausse note dans sa symphonie matinale. Il suffisait de dire non à cette intrusion. De ne pas avancer. Mais les mots ne vinrent pas. Depuis des années, le « non » s’était érodé en elle, usé par la solitude et une forme de capitulation douce. Dire non, c’était ériger un mur. Et elle était si lasse des murs.
Elle s’avança donc, ses pas feutrés à peine audibles. Elle s’installa à l’autre bout de la terrasse, près d’une vieille cheminée condamnée, et sortit ses mains de ses poches. Machinalement, son pouce caressa le verre froid d’une montre à gousset qu’elle portait en sautoir. Une montre d’homme, en argent terni. Les aiguilles étaient figées sur quatre heures dix-sept. Pour toujours.
Le garçon leva enfin la tête, les yeux plissés par l’agacement. Il la dévisagea, surpris. Une vieille dame, là, à cette heure ? Dans ce froid ?
« Vous captez, vous ? » lança-t-il, comme si son âge la rendait complice des mystères des ondes.
Elara secoua la tête. « Je n’ai pas ce genre d’appareil, mon garçon. »
Il grogna, reportant son attention sur l’écran. « C’est pour une… C’est important. Elle est à l’autre bout du monde. Le décalage horaire, tout ça… C’est le seul moment. »
Elara ne répondit pas. Elle connaissait cette urgence. La sienne avait duré quarante ans et s’était arrêtée net un après-midi de printemps, à quatre heures dix-sept.
Le garçon, Léo sans doute, ou Théo, un de ces prénoms courts et vifs, brandit son téléphone vers le ciel comme une offrande à un dieu technologique insensible.
« C’est fou, non ? On nous vend des appareils pour être connectés au monde entier, et je suis incapable de parler à quelqu’un à cause d’un bout de montagne. On est plus proches que jamais, mais la distance est toujours là. C’est juste… une autre sorte de distance. »
Sa phrase resta en suspens dans l’air glacial. Une vérité qu’il n’avait sans doute pas l’intention de formuler si clairement. Elara sentit quelque chose s’adoucir en elle. Cette frustration n’était pas si différente de la sienne. Une attente. Un vide à combler.
« Parfois, la plus grande distance n’est pas celle que mesure l’espace, » dit-elle d’une voix que le froid rendait fragile.
Il la regarda de nouveau, intrigué cette fois. Ses yeux tombèrent sur le bijou qu’elle tenait. « Jolie montre. Mais elle est arrêtée. » Il y avait une pointe de pitié dans sa voix, la pitié de la jeunesse pour tout ce qui est cassé, obsolète. « Vous devriez la faire réparer. Ou prendre une montre connectée, ça donne la météo et tout. »
C’était une suggestion, pas une agression. Mais pour Elara, ce fut comme si on lui proposait de ranimer un corps. Elle serra l’objet dans sa paume. Sa chaleur commençait à peine à tiédir le métal.
« Elle n’est pas cassée, » murmura-t-elle. « Elle est arrivée. »
Le garçon fronça les sourcils. « Arrivée ? »
« Oui. À destination. »
Son pouce traça le contour du cadran, un sillon familier sur le verre. Dire non à la curiosité de ce jeune homme aurait été simple. Se murer dans son histoire. Mais le « oui » silencieux qui gouvernait sa vie la poussa à continuer.
« C’était l’heure. L’heure où le temps n’avait plus besoin d’avancer pour lui. Alors j’ai arrêté le mien avec le sien. Pour ne pas prendre trop d’avance. »
Le silence qui suivit fut d’une densité nouvelle. Le garçon baissa lentement son téléphone. La lueur bleue s’éteignit, et son visage, jusqu’alors éclairé par le bas comme celui d’un conteur de film d’horreur, reprit des traits humains dans la lumière naissante. Il ne regardait plus son écran. Il regardait l’horizon.
Le premier rayon de soleil frappa le sommet du pic d’en face, une touche d’or pur sur la pierre sombre. La lumière descendit le long de la paroi comme un liquide précieux, incendiant la neige, révélant des textures et des couleurs que l’obscurité avait cachées. Le spectacle était d’une splendeur écrasante.
« Wow, » souffla Léo ou Théo.
Ce n’était pas le « wow » blasé qu’on poste en légende d’une photo. C’était un souffle d’émerveillement sincère, presque enfantin. Il avait oublié son téléphone. Il avait oublié la fille à l’autre bout du monde. Pendant une minute, peut-être deux, il fut simplement là. Présent.
« Il y a des choses qu’aucun réseau ne peut transmettre, » dit doucement Elara.
Le garçon hocha la tête, sans la quitter des yeux. Le soleil baignait maintenant toute la vallée, chassant les ombres. La morsure du froid semblait moins vive.
Il resta encore un instant, puis rangea son téléphone dans sa poche avec un geste qui semblait définitif.
« Je… je dois y aller. Merci. »
« Je n’ai rien fait, » répondit Elara.
« Si, » dit-il avec un vague sourire. « Vous avez capté. »
Il lui tourna le dos et regagna la porte de l’escalier. Le bruit de ses pas se répercuta puis s’éteignit.
Elara se retrouva seule. Le silence était revenu, mais il n’était plus le même. Il n’était plus seulement rempli du souvenir d’Antoine. Il y avait maintenant l’écho de cette brève rencontre, la chaleur fugace d’une connexion imprévue. Elle regarda sa montre. Quatre heures dix-sept. L’heure d’un amour perdu. Mais le soleil, lui, continuait de monter. Et pour la première fois depuis longtemps, elle ne se sentit pas coupable de le regarder faire. Son incapacité à dire non lui avait volé sa solitude, mais lui avait offert, en échange, un fragile instant de présent. Et c’était peut-être une forme de sagesse.
