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Le moteur a toussé une dernière fois, un râle métallique et pathétique, avant de se taire. Dehors, le monde n’était plus qu’un tourbillon blanc. Les essuie-glaces, figés à mi-course, ressemblaient à des bras levés en signe de reddition. Elena coupa le contact. Le silence qui suivit fut plus assourdissant que la tempête. Vingt-quatre décembre. Elle aurait dû être à des centaines de kilomètres, dans un chalet loué pour l’occasion, face à une page blanche qu’elle n’arrivait plus à noircir depuis un an. Au lieu de ça, elle était là, échouée aux portes du seul endroit qu’elle avait activement fui.

À travers le rideau de flocons, une lumière chaude et familière pulsait faiblement. Le Grimoire d’Antoine. L’enseigne en fer forgé, presque illisible sous une épaisse couche de neige, lui fit l’effet d’un fantôme.

Poussant la lourde porte en chêne, le tintement d’une clochette la projeta dix ans en arrière. L’odeur. C’était l’odeur qui la frappa en premier. Un mélange complexe de papier jauni, de cuir, de cire d’abeille et de ce parfum indéfinissable de temps suspendu. Les étagères grimpaient jusqu’au plafond, formant des allées étroites et labyrinthiques. C’était une forêt de livres. Sa première forêt.

Et au fond, derrière un comptoir submergé de piles chancelantes, il était là. Antoine. Plus voûté, les cheveux plus blancs, mais le même regard clair derrière ses lunettes rondes. Il leva les yeux de son ouvrage, sans surprise, comme s’il l’avait toujours attendue.

« Elena. »

Son nom, prononcé par cette voix grave, sonna comme une note perdue.

« Ma voiture… » commença-t-elle, la gorge sèche. La phrase mourut sur ses lèvres. Ce n’était pas pour ça qu’elle était revenue.

« La tempête ne choisit pas son moment, » dit-il simplement, enlevant ses lunettes pour les nettoyer avec un chiffon doux. « Viens te réchauffer. Je vais mettre de l’eau à bouillir. »

Elle le suivit dans l’arrière-boutique, un espace encore plus personnel, où le thé infusait en permanence et où le crépitement d’un petit poêle à bois tenait le froid en respect. Elle s’assit sur le fauteuil usé qu’elle avait toujours connu, ses doigts glacés crispés sur son sac. À l’intérieur, emballée dans du velours, reposait la boîte à musique. Le prétexte.

Le silence s’installa entre eux, un silence non pas vide, mais lourd de tout ce qui n’avait pas été dit. Antoine lui tendit une tasse fumante. La chaleur se propagea dans ses paumes. Dehors, la neige tombait dru, étouffant les bruits de la ville, créant une bulle d’intimité feutrée. Une promenade en forêt, sous la neige. C’est l’image qui lui vint. Le silence ouaté, le craquement occasionnel d’une branche, la lumière diffuse filtrant à travers les ramures blanches.

Elle se souvint d’un autre hiver. Elle avait dix-sept ans et venait de recevoir sa première lettre de refus d’un éditeur. Antoine l’avait emmenée marcher dans les bois derrière la ville. Il n’avait rien dit, il l’avait juste laissée marcher à ses côtés, le froid mordant ses joues, le silence de la neige apaisant la brûlure de l’échec. C’est ce jour-là qu’il lui avait offert la boîte à musique. Une petite merveille en marqueterie avec une ballerine qui ne tournait plus très droit. « Elle est un peu comme nous, » avait-il dit. « Pas parfaite, mais elle a sa propre histoire. »

La mélodie cassée était devenue la bande-son de son premier roman, celui qui avait tout changé.

« Le succès te va bien, » reprit Antoine, la tirant de ses pensées. Ce n’était pas un reproche, juste une constatation. Mais Elena entendit tout le reste : le succès qui l’avait éloignée, les appels espacés, les Noëls manqués. Son secret n’était pas un acte unique et terrible, mais une lente et coupable dérive. Elle avait échangé cette forêt de papier contre des salons littéraires aseptisés et des interviews où elle répétait des anecdotes bien rodées sur son inspiration, en omettant soigneusement l’essentiel. En s’omettant elle-même. La panne d’écriture n’était qu’un symptôme ; la maladie était cette déconnexion.

« Je suis bloquée, Antoine, » avoua-t-elle, le son de sa propre voix la surprenant. « Je n’y arrive plus. Chaque phrase sonne faux. »

Il hocha la tête, lentement. « Tu essaies peut-être de retrouver une mélodie qui n’est plus la tienne. »

C’était le moment. Tremblante, elle sortit la petite boîte de son sac et la posa sur la table entre eux. Le vernis était terni, la ballerine penchait tristement sur son socle.

« Elle ne joue plus du tout, » murmura-t-elle. « Je pensais que… peut-être, vous pourriez la réparer. »

Antoine la prit dans ses mains noueuses. Il l’examina avec une tendresse infinie, passa un pouce sur le bois usé. Il ne tenta même pas de tourner la clé.

« Certaines choses ne sont pas faites pour être réparées, Elena, » dit-il doucement. « Leur silence fait partie de leur nouvelle musique. La ballerine a assez dansé. Elle a le droit de se reposer. »

Il leva les yeux vers elle, et pour la première fois, elle ne vit pas de déception, mais une profonde compréhension. Il n’avait jamais été en colère. Il avait juste été triste de la voir s’acharner à faire tourner une ballerine fatiguée, au lieu d’apprendre à danser elle-même.

Une larme, chaude et solitaire, roula sur la joue d’Elena. Ce n’était pas une larme de tristesse, mais de soulagement. Le poids sur ses épaules, celui qu’elle portait depuis des mois, sembla s’alléger. Accepter le changement. Accepter que la mélodie du passé était terminée, et que ce n’était pas une tragédie, mais simplement la fin d’un chapitre.

Antoine se leva et posa la boîte à musique sur une étagère, entre une édition rare de Rilke et un recueil de poésie japonaise. Elle n’était plus un objet cassé, mais une relique, un souvenir honoré.

Dehors, la tempête commençait à se calmer. Un rayon de soleil pâle, presque blanc, perça les nuages, projetant des ombres longues et bleutées sur la neige fraîche. La lumière inonda la librairie, faisant danser des milliers de particules de poussière dans l’air, comme un blizzard miniature et silencieux.

Elena ouvrit le carnet qui ne la quittait jamais. La page était toujours aussi blanche. Mais elle n’était plus effrayante. C’était une étendue de neige vierge, une invitation. Elle prit son stylo. Elle n’écrivit pas le début d’un roman. Juste une phrase.

La lumière sur la poussière ressemble à une promesse.

Ce n’était pas grand-chose. Mais c’était un premier pas dans la neige. Et pour la première fois depuis longtemps, elle sentait le sol sous ses pieds.