Le bus crache un nuage de diesel et me dépose au pied de l’ogre. La Foire du Trône. Un monstre de néons, de musique assourdissante et d’odeurs de graillon qui me frappe en pleine face. Chaque pas est une torture. Ma cheville, cette traîtresse, lance des décharges électriques à chaque appui. Parfait. Rien de tel qu’une mobilité digne d’un retraité pour une mission d’infiltration.
Je remonte ma capuche, le visage à moitié caché dans l’ombre.
« Statut, Enzo ? » je murmure dans le micro de mes écouteurs.
La voix de mon meilleur ami grésille, saturée par sa paranoïa habituelle. « Statut ? Le statut c’est que t’es un malade ! T’aurais dû appeler ton oncle, point. Je suis en train de tenter un accès aux caméras de sécu de la foire, mais leur réseau est aussi protégé qu’un journal intime de sixième. C’est quoi ce mot de passe, “admin1234” ? Sérieusement… »
Je l’ignore, me concentrant sur la marée humaine. Des familles, des couples, des bandes de potes. Comment repérer une menace dans ce chaos ? Comment trouver Pierre sans qu’il me voie ? Léa a dit qu’il tombait dans un piège. Mais quel genre de piège se tend au milieu de quarante mille personnes ?
« *Enzo, essaie de pinger son portable. Discretos. Juste une localisation. Pas de backdoor ou de tes trucs de sorcier. »
« J’essaie, j’essaie ! Mais il est soit éteint, soit en mode avion. Ton oncle est pas un amateur, Max. Contrairement à certains… Tu le vois ? »
Je boitille jusqu’à la base surélevée d’une attraction de chenilles, m’agrippant à la barrière pour soulager ma cheville. De là, je domine un peu la foule. Mon regard scanne, dissèque, analyse. Le tic. C’est plus fort que moi. Je cherche l’anomalie.
- Un type en costard sombre, immobile près du stand de tir. Trop propre. Trop raide. Il ne regarde pas les peluches, il observe l’allée. Ses yeux bougent, pas sa tête.
- Une femme avec une poussette, près de la pêche aux canards. Sauf qu’elle n’a pas bougé de place depuis cinq minutes et qu’il n’y a pas de bébé dans la poussette, juste un sac de sport.
- Deux mecs en survêt, près de la grande roue. Ils ne se parlent pas. Ils regardent dans la même direction, mais avec quelques mètres d’écart. Une technique de surveillance basique, le yoko-geri visuel.
« J’ai peut-être trois suspects, » je souffle. « Le Pingouin, la Maman Fantôme et les Jumeaux de la Zone. »
« Arrête avec tes noms de code ridicules ! Reste concentré. T’as pris ton Voltarène ? »
Je grimace en sortant le petit tube que Léa m’a filé. Un antidouleur d’espion, sûrement. J’en étale une noisette sur ma cheville en essayant de rester discret. L’effet est quasi immédiat, une sensation de froid anesthésiant qui transforme la pointe de métal chauffée à blanc en une simple gêne sourde. Merci, Léa. Même si tu es insupportable.
Soudain, je le vois. Mon oncle. Pierre. Il ne ressemble pas à l’homme qui fait des blagues nulles au petit-déjeuner. Il porte un blouson en cuir simple, un jean. Mais sa posture est différente. Épaules relâchées mais prêtes à l’action. Son regard ne flâne pas, il catalogue. Il marche d’un pas régulier vers la Maison Hantée. Personne ne semble le suivre directement. Les trois suspects que j’ai repérés sont toujours à leurs postes, comme des sentinelles qui quadrillent une zone.
Le piège n’est donc pas sur le trajet. Il est à la destination.
« Enzo, il va vers la Maison Hantée. J’y vais. »
« Non, non, non, mauvaise idée, Max ! C’est un endroit fermé, sombre, sans issue ! C’est la définition même d’un guet-apens ! »
Je n’écoute pas. Boitillant plus vite, je me fonds dans un groupe d’ados qui se dirigent dans la même direction. La douleur dans ma cheville revient en pulsations sourdes, un métronome morbide. Pierre paie son ticket, entre. Je fais de même avec les quelques euros qui me restent.
L’intérieur est exactement comme Enzo l’a décrit. Sombre. Des flashs stroboscopiques, des cris pré-enregistrés, de la fumée artificielle qui pique les yeux. Je perds Pierre de vue pendant quelques secondes. Panique. Je le retrouve plus loin, dans un couloir décoré de fausses toiles d’araignées. Il n’a pas l’air inquiet. Au contraire. Il s’arrête près d’un animatronique de squelette qui sort d’un cercueil.
Et il attend.
Ce n’est pas lui la victime. C’est un rendez-vous.
Une silhouette sort de l’ombre. Ce n’est aucun de mes suspects. C’est un homme petit, nerveux, le visage en sueur. Il tend une enveloppe kraft à Pierre. Mon oncle la prend, la glisse dans la poche intérieure de son blouson sans un regard. L’échange dure trois secondes. L’homme repart aussitôt, se perdant dans le dédale.
Léa s’est trompée ? Ou elle m’a menti ?
Pierre se retourne pour sortir. C’est là que je comprends. Le piège n’était pas pour lui. C’était pour l’enveloppe.
Le type en costard, mon « Pingouin », entre à son tour dans la Maison Hantée, se dirigeant droit sur mon oncle. Au même moment, à l’extérieur, je vois à travers une fenêtre crasseuse que les deux mecs en survêt commencent à converger vers la sortie de l’attraction. Ils ignorent les passants. Leurs yeux sont fixés sur la porte. Ils attendent Pierre.
Mon sang se glace. Ils vont le coincer à la sortie. Il est seul contre trois.
Je dois le prévenir.
Je fais demi-tour, bousculant des gens dans le noir. Ma cheville hurle mais je l’ignore. Je dois trouver une autre sortie. Une issue de secours. Mes doigts cherchent une barre anti-panique le long des murs en faux crépi. Là. Une porte métallique. Je pousse. Elle s’ouvre sur une ruelle de service, puant la friture et l’urine. Des montagnes de sacs-poubelle, des caisses vides. L’arrière-cour sordide du rêve.
Je suis à une vingtaine de mètres de la sortie principale de la Maison Hantée. Parfait. Je peux intercepter Pierre avant qu’il ne tombe sur eux.
Je me plaque contre le mur et j’avance, le cœur battant la chamade. Ma cheville me supplie d’arrêter.
« Max, où t’es ? Je te reçois super mal ! Sors de là ! »
Trop tard. Une ombre se détache d’une alcôve que je n’avais pas vue. Je n’ai même pas le temps de réagir. Une main grande comme une raquette de tennis s’abat sur mon épaule et me plaque contre le mur de briques. La douleur irradie de ma clavicule jusqu’à ma cheville blessée, qui cède sous mon poids. Je m’effondre à moitié, retenu seulement par cette poigne de fer.
Une silhouette massive se penche sur moi. Ce n’est ni le Pingouin, ni les Jumeaux. C’est un quatrième homme. Un colosse. Son visage est une carte de cicatrices et il sourit. Un sourire qui ne remonte pas jusqu’à ses yeux morts.
« On t’attendait, toi, » dit-il d’une voix graveleuse. « Laisse-moi deviner. Maxime Girard ? Ton oncle va être ravi d’apprendre que tu es notre nouvelle monnaie d’échange. »
