Épisode 4 : Monnaie d’Échange
La phrase m’a frappé avec plus de force que son énorme paume contre ma clavicule. Monnaie d’échange. Trois mots qui venaient de faire basculer ma vie d’un mauvais film d’action à une prise d’otages bien réelle. L’adrénaline qui inondait mes veines n’arrivait plus à masquer la douleur sourde dans mon épaule. Derrière le Colosse, les lumières de la Foire du Trône continuaient de danser, la musique pop crachée par les manèges se mêlant aux cris de joie. Un univers parallèle dont je venais d’être violemment éjecté.
« Marchons, » gronda-t-il d’une voix grave qui semblait faire vibrer mes os.
Son « marchons » ressemblait plus à un « je te traîne ». Sa poigne d’acier sur mon bras me força à le suivre, ma cheville anesthésiée protestant à chaque pas boitillant. Le Voltarène avait fait son temps ; chaque appui était une décharge électrique qui remontait jusqu’à mon genou. Nous nous sommes frayé un chemin à travers la foule indifférente, un duo improbable : un géant au visage de pierre traînant un adolescent qui essayait de ne pas pleurer de douleur et de rage. Personne ne remarqua rien. Pour eux, j’étais juste un gamin qui avait trop fait la fête, ramené à la raison par un grand frère sévère. L’ironie était à vomir.
Il m’a jeté à l’arrière d’un fourgon blanc sans fenêtres, garé dans une allée sombre sentant la bière et le désespoir. La porte coulissante s’est refermée avec un bruit mat et final, me plongeant dans une semi-obscurité seulement percée par la lumière blafarde de la cabine avant. Je suis retombé lourdement sur le plancher métallique, ma cheville hurlant silencieusement.
Le Colosse est monté derrière moi, s’asseyant sur une caisse en bois. Le moteur a démarré. Un autre homme, une simple silhouette, était au volant. Le géant a tendu la main.
« Le téléphone. »
Ce n’était pas une question. Je n’ai pas bougé. Une seconde plus tard, il me fouillait avec une efficacité brutale et impersonnelle. Sa main a trouvé mon smartphone dans la poche de mon jean. Il l’a regardé une seconde, puis, sans un mot, il l’a serré dans son poing. Un craquement sinistre de plastique et de verre. L’écran s’est étoilé, puis est devenu noir. Il a continué à presser. Le châssis s’est tordu, et la petite trappe de la carte SIM a sauté. La minuscule puce a giclé sur le sol strié du fourgon, invisible dans la pénombre.
Adieu, Enzo. Adieu, mon seul lien avec le monde réel.
Le Colosse a balancé les restes de mon téléphone dans un coin avant de me vider les autres poches. La carte de bus, les quelques pièces, ma bande élastique. Il a hésité sur le tube de Voltarène, l’a dévissé, a reniflé le contenu avec méfiance, puis me l’a jeté dessus avec un grognement de dédain. Un analgésique pour adolescent. Pas une menace.
Le fourgon s’est engagé dans la circulation. Allongé sur le sol froid et vibrant, essayant de contrôler ma respiration, mon cerveau a rebooté en mode analyse. J’ai scanné mon environnement immédiat, listant les détails dans ma tête comme pour me raccrocher à quelque chose de logique.
- Le Véhicule : Fourgon utilitaire standard, type Renault Master. Paroi de séparation pleine entre la cabine et l’espace de chargement. Pas d’issue possible. L’odeur : un mélange de gasoil, de sueur et d’une odeur chimique âcre, comme un produit de nettoyage industriel.
- Les ravisseurs : Deux hommes. Le Colosse, le muscle. Le chauffeur, inconnu, silencieux. Le Colosse ne parle pas au chauffeur. C’est un travail, pas une sortie entre amis. Sa posture est celle d’un pro. Vigilant, mais pas tendu. Il a déjà fait ça.
- Le détail qui cloche : Sur l’avant-bras droit du Colosse, visible quand il a écrasé mon téléphone, un tatouage. Pas un tribal ou un dragon débile. C’était un scorpion stylisé, presque géométrique, avec la queue formant une boucle agressive. C’était précis. Trop artistique pour un simple homme de main. Un symbole d’appartenance ?
- L’opportunité : La carte SIM. Elle était quelque part sur ce sol sale. Si Enzo voyait mon signal s’éteindre brutalement ici, à la Foire, puis plus rien, il lancerait une alerte. Mais si le fourgon bougeait et que la carte se réactivait, ne serait-ce qu’une seconde, il pourrait peut-être tracer le réseau cellulaire et obtenir une nouvelle zone de recherche. Un ping de géolocalisation. C’était un espoir infime, mais c’était le seul que j’avais.
Feignant une crampe à la jambe, j’ai plié mon genou, me tortillant sur le sol pour me rapprocher de la zone où la puce avait dû tomber. Ma main a effleuré le tube de Voltarène. Idée. Une idée folle et désespérée. J’ai dévissé discrètement le bouchon, pressé une minuscule noisette de gel sur mon pouce, le rendant collant.
Puis, en simulant un mouvement pour masser ma cheville endolorie, j’ai balayé le sol du bout des doigts. Rien. Rien. Métal froid. Et puis… un contact minuscule, carré. Je l’ai pressé avec mon pouce gluant. La puce a adhéré. Victoire.
Maintenant, où la cacher ? Pas sur moi, ils me fouilleraient à nouveau. Il fallait qu’elle reste dans le fourgon. Mon regard s’est posé sur le rail métallique de la porte coulissante, juste au niveau du sol. En un dernier mouvement, prétendant m’étirer pour soulager mon dos, j’ai glissé ma main le long du plancher et j’ai pressé mon pouce sous le rebord du rail. Le gel servirait de colle temporaire. C’était fait. La carte SIM n’était plus avec moi, mais elle continuait son voyage, tel un mouchard dormant.
Le trajet a duré une vingtaine de minutes. Des virages, des lignes droites, puis le bruit des pneus sur du gravier. Le fourgon s’est arrêté. La porte de la cabine s’est ouverte, puis refermée. La porte coulissante s’est ouverte sur l’obscurité d’un genre de garage ou d’entrepôt. L’odeur de poussière et d’huile froide a remplacé celle du gasoil.
Le Colosse m’a tiré dehors sans ménagement. J’ai à peine eu le temps de voir des murs en parpaings et un sol en béton taché avant qu’il ne me pousse vers une porte en acier au fond de la pièce. Il a sorti un téléphone – pas le mien, un modèle crypté basique – et a composé un numéro. Sa voix était basse, respectueuse.
« Le paquet est sécurisé, » dit-il. Un silence. « Oui. Il n’a posé aucun problème. » Un autre silence, plus long. Il écoutait.
Mon cœur s’est arrêté quand il a prononcé la phrase suivante.
« Entendu. Dites à Volkov que le jeu peut commencer. »
Volkov. Le nom du dossier que Pierre avait sur son ordinateur. Ce n’était donc pas un hasard. Tout était lié. L’enveloppe, mon oncle, ma capture.
Le Colosse a rangé son téléphone, a ouvert la porte en acier et m’a poussé à l’intérieur avec une force qui m’a coupé le souffle. Je me suis écroulé sur un sol poussiéreux, dans le noir quasi-total.
La lourde porte s’est refermée derrière moi. Le son du verrou qui tourne a été le bruit le plus solitaire que j’aie jamais entendu.
