Quatre Murs et une Ampoule
Le bruit du pêne en acier qui s’enclenche dans la gâche a l’effet d’un coup de feu dans le silence. Puis l’obscurité totale, épaisse, suffocante. L’odeur de poussière et de béton froid m’envahit les narines. Je suis seul.
La douleur, qui s’était faite discrète grâce à l’adrénaline, revient en force. Ma cheville lance un signal de détresse aigu, ma clavicule grésille à chaque inspiration. Le trajet dans le fourgon n’a rien arrangé. Le Colosse a la délicatesse d’un broyeur à métaux. Il m’a jeté ici comme un sac de linge sale.
Je reste immobile un instant, tendant l’oreille. J’entends ses pas lourds s’éloigner sur ce qui ressemble à un plancher en bois, puis le son d’une autre porte qui se ferme. Silence. Le vrai, cette fois. Celui qui pèse sur le tympan.
Premier objectif : ne pas paniquer. La panique, c’est ce qui tue. Pierre me l’a toujours dit, entre deux conseils sur la fiscalité des assurances-vie. L’ironie me ferait presque sourire.
Je me traîne à tâtons sur le sol glacial. Mes doigts rencontrent le béton rugueux, puis quelque chose de plus doux. Un matelas, fin et grumeleux. Le luxe. À côté, un seau en plastique. Je préfère ne pas imaginer son usage.
Soudain, un clic sec résonne au-dessus de moi. Une ampoule nue, pendue au bout de son fil, s’allume en grésillant, projetant une lumière jaune et blafarde. Elle révèle une pièce minuscule, sans fenêtre. Quatre murs en parpaings, un plafond bas, une porte en métal. C’est tout. Le Colosse doit avoir un sens du spectacle.
Mon cerveau d’espion amateur se met en marche, ignorant les protestations de mon corps. J’ai besoin d’un état des lieux. Analyse méthodique.
- La Porte : En acier renforcé, peinte en gris. La serrure est à l’extérieur, évidemment. Pas de judas. Le cadre est scellé dans le béton. Inutile d’essayer un ashi-guruma là-dessus, je n’y laisserais que mon autre cheville.
- Les Murs : Des parpaings gris, assemblés sans grande finesse. Le mortier est grossier. Je passe mes doigts sur les joints, cherchant une faiblesse, une fissure. Rien de probant à première vue. Pas de bouche d’aération non plus. L’air doit passer sous la porte.
- Le Sol : Une dalle de béton lisse. Froide. Propre, étrangement. Pas de taches suspectes. Soit je suis le premier invité, soit mes hôtes sont des maniaques.
- Le Plafond : À peine à trente centimètres au-dessus de ma tête si je me tiens debout. Le fil de l’ampoule disparaît dans un petit trou grossièrement percé. L’accès au câblage pourrait être une option, mais pour quoi faire ? Je n’ai rien pour le court-circuiter.
- Moi-même : Blessé mais fonctionnel. Le plus gros problème, c’est l’isolement. Mon téléphone est en miettes dans une benne à ordures, mais la carte SIM… J’espère qu’Enzo comprendra. J’espère qu’il pourra faire quelque chose.
Je m’assieds sur le matelas, grimaçant de douleur, et sors le contenu de mes poches. Ma carte de bus, quelques euros en pièces, le tube de Voltarène et la bande élastique. Je dévisse le tube. Il n’en reste presque plus. J’en applique une noisette sur ma cheville, massant doucement. Le froid du gel est un soulagement temporaire. J’enroule ensuite la bande autour de l’articulation, la serrant aussi fort que possible pour la stabiliser. C’est précaire, mais c’est mieux que rien.
Pierre. Volkov. L’enveloppe. Léa… Est-ce qu’elle savait ? Elle m’a prévenu du piège pour Pierre, mais pas de celui qui m’attendait. Avait-elle anticipé ma réaction ? M’a-t-elle utilisé comme appât ? La pensée est glaciale.
À plusieurs kilomètres de là, dans l’obscurité quasi totale de sa chambre, seul le halo bleuté de trois moniteurs illumine le visage concentré d’Enzo. Une canette de boisson énergisante vide gît à côté de son clavier. Il est au téléphone, pour la dixième fois.
« Salut, c’est Max, laissez un message… Bip. »
— Max, c’est encore moi. Rappelle, merde. Ça devient pas drôle.
Il raccroche, le front plissé par l’inquiétude. Il tapote nerveusement sur son clavier, ouvrant une console de commande. Une carte de Paris s’affiche sur l’écran principal. Il lance un script de geotracking.
> running find_my_idiot.sh... Pinging device M_LeGoff_S21... ...... NO RESPONSE. LAST KNOWN LOCATION: 48.8471° N, 2.3734° E... TIMESTAMP: 20:47... SIGNAL LOST ABRUPTLY.
Les yeux d’Enzo s’écarquillent. La Foire du Trône. C’est là que Max a dit qu’il allait. “Signal lost abruptly”. Ça ne veut pas dire “batterie faible”. Ça veut dire “téléphone éteint brutalement”. Ou détruit.
La panique, cette vieille amie froide, commence à lui nouer l’estomac.
— Non, non, non…
Il se passe une main tremblante dans les cheveux. Il réfléchit, les doigts figés au-dessus du clavier. Attends. Max lui avait parlé de son plan B. Le plan “complètement débile mais on sait jamais”. La carte SIM.
« Si ça tourne mal, je lâche la SIM dans le véhicule. Si tu perds mon signal, cherche celui de la carte, pas du tel. »
— C’est un génie ou le plus grand des crétins, murmure Enzo pour lui-même.
Il ouvre une autre fenêtre, accédant à une interface réseau bien plus complexe. Il doit isoler l’identifiant unique de la carte SIM de Max, l’IMSI, et forcer les antennes-relais de l’opérateur à la chercher activement, même si elle n’est connectée à aucun appareil. Une sorte de brute-force ping à l’échelle d’une ville. C’est quasi impossible, illégal, et ça va faire sonner toutes les alarmes chez l’opérateur. Mais il n’a pas le choix.
> init_IMSI_sweep(target=750...)
L’écran se remplit de lignes de code. La chasse a commencé.
La porte grince de nouveau. Le Colosse entre, une bouteille d’eau et un sandwich emballé dans du film plastique à la main. Il pose le tout par terre, à distance respectable. Son regard est vide.
— Mange, dit-il de sa voix de fosse septique.
— Pas très bavard, hein ? C’est Volkov qui t’interdit de parler ou t’as juste rien d’intéressant à dire ?
Il me jette un regard noir, le genre qui promet des visites chez le dentiste. Le scorpion sur son cou semble onduler. Il ne répond pas. Il recule, prêt à refermer.
— Attends ! je lance. Dis à ton patron que ça ne marchera pas. Pierre ne cédera jamais.
Le Colosse s’arrête sur le seuil, une lueur d’amusement cruel dans les yeux.
— On ne veut pas que Pierre cède. On veut juste l’enveloppe. Toi, tu es l’assurance qu’il viendra nous la livrer en personne. Sans ses petits camarades de la DGSE.
Il claque la porte. Le pêne se verrouille. Encore.
Ses mots tournent en boucle dans ma tête. L’enveloppe. Toujours cette satanée enveloppe.
Je bois une longue gorgée d’eau, puis me force à manger le sandwich au jambon bas de gamme. J’ai besoin de forces. Après, je me lève, testant ma cheville bandée. Ça tient. Je commence à faire le tour de la pièce, tapotant chaque parpaing, pressant chaque joint de mortier. C’est absurde, c’est un cliché de film, mais je n’ai rien d’autre à faire.
Je tapote, j’écoute la résonance. Plein. Plein. Plein. Creux.
Je m’arrête. Mon cœur rate un battement. Je tapote de nouveau, doucement. Juste en dessous du niveau de mes yeux. Le son est différent. Distinctement creux. Je gratte le mortier avec l’ongle. Il s’effrite un peu. Je sors une pièce de deux euros de ma poche et commence à creuser le joint, méticuleusement. Ça prend une éternité. Mes doigts sont douloureux, mais le mortier cède, petit à petit.
Enfin, je parviens à glisser mes doigts derrière le parpaing. Je tire. Il pivote sur un axe, révélant une petite cavité sombre. À l’intérieur, il n’y a pas de tunnel secret, pas d’arme. Juste un bout de papier jauni, plié en quatre.
Les mains tremblantes, je le déplie. L’écriture est fine, presque effacée par l’humidité. Ce n’est pas un plan. C’est un avertissement. Cinq mots, gravés comme un dernier testament.
« Ne fais pas confiance au Phénix. »
