Épisode 6 : Ping, Pong, Pânico

Je suis assis dans le noir, le dos contre le béton froid, et tout ce à quoi je peux penser, c’est Enzo. Mon crâne est une salle de cinéma qui ne projette qu’un seul film : mon meilleur ami, seul dans sa chambre obscure, en train de devenir fou.

La note est toujours dans ma poche. « Ne fais pas confiance au Phénix. » Un mystère de plus sur une pile qui menace de s’effondrer. Mais pour l’instant, ce n’est que du bruit. Le seul signal qui compte, c’est celui qui n’existe plus. Celui de ma carte SIM.

Dans ma tête, la scène est d’une clarté douloureuse. Enzo est avachi devant son triple écran, le visage blafard uniquement éclairé par des lignes de code qui défilent. Le sol autour de lui est une mosaïque de canettes de boisson énergisante et de paquets de chips vides. L’air doit sentir le café froid et l’angoisse pure. Il n’a pas dormi. Je le connais.

Son premier réflexe aurait été un ping vers mon numéro. Échec. Puis essayer de forcer la localisation GPS via le réseau. Échec encore. C’est là que la panique a dû commencer à monter, cette vague glaciale que je lui connais si bien, celle qui lui fait habituellement dire que l’univers conspire à sa perte. Sauf que cette fois, il a raison.

« Allez, Enzo… Pense. Méthodiquement. » Je murmure pour moi-même, comme si je pouvais lui transmettre mes pensées à travers les murs. C’est un exercice stupide, mais c’est tout ce qu’il me reste. Ma cheville me lance, un rappel douloureux de ma première erreur. Cette capture est la conséquence de la seconde.

Je peux presque le voir taper furieusement sur son clavier, les doigts courant à une vitesse folle. Il ne cherche plus mon téléphone. Il cherche le véhicule qui m’a emmené.

Mon analyse mentale de sa procédure se déroule comme une checklist :

  1. Obtenir la dernière position connue. Contacter son « cousin » qui travaille chez l’opérateur téléphonique pour avoir la dernière tour de téléphonie mobile qui a borné. C’est la zone de départ. Quartier de la Foire du Trône. Facile.
  2. Accéder aux flux vidéo. C’est son domaine. Il a des backdoors dans la moitié des systèmes de surveillance de la ville. Il va isoler les caméras de circulation autour de la zone et remonter le temps jusqu’à l’heure de ma disparition.
  3. Identifier la cible. Il cherche un fourgon noir. Modèle, plaque d’immatriculation ? Impossible, je n’ai rien vu. Mais Enzo est malin. Il ne cherchera pas une plaque. Il cherchera une anomalie : un véhicule qui fait des détours étranges, qui prend des rues à contre-sens du flux logique, qui tente de se fondre dans la masse de manière trop parfaite.
  4. Suivre la piste. Une fois le fourgon identifié, c’est un jeu de piste numérique. Il le suivra de caméra en caméra, un pong angoissant à travers Paris, chaque saut d’un flux à l’autre le rapprochant de moi.

Mais c’est une course contre la montre. Les enregistrements des caméras publiques sont purgés. Et puis il y a l’anxiété d’Enzo. À ce stade, il doit être au bord de l’implosion. Le clavier risque de passer à travers l’écran.

« Allô ? Enzo ? »

Dans ma reconstitution mentale, une voix douce coupe le silence. Chloé. Bien sûr. Il a dû l’appeler, incapable de supporter la pression seul.

« Il… ils l’ont, Chloé. Je le sais. J’ai une trace, un fourgon… mais c’est lent. Trop lent. Et s’ils lui ont déjà… »
Sa voix se brise. Je serre les poings. Déteste être la cause de sa souffrance.
« Respire, Enzo. Respire. Max est plus solide qu’il en a l’air. Tu le sais. Concentre-toi. Pour lui. Tu es son seul espoir. »

La voix de Chloé, son ancre. Elle a raison. Enzo inspire un grand coup. Le bruit des touches reprend, plus lent, plus délibéré. Il n’est plus en mode panique. Il est en mode chasse.

Les minutes s’étirent. Dans ma cellule, le temps n’a plus de sens. Chaque craquement dans le bâtiment me fait sursauter. Est-ce le Colosse qui revient ? Est-ce Volkov ? Ou est-ce qu’ils ont trouvé ma SIM, quelque part dans le fourgon, et que tout est fini ?

Puis, dans mon scénario intérieur, un cri de victoire. Un juron plein de soulagement.
« Je l’ai ! »
Enzo se redresse sur sa chaise. Sur l’écran, l’image granuleuse d’une caméra de surveillance montre le fourgon noir s’engouffrer dans la rampe d’un parking souterrain. Une tour de bureaux moderne, quelque part dans le 13ème arrondissement.
« Parking Indigo… 55 quai Panhard et Levassor. Je l’ai ! »

Mais la joie est de courte durée. Un parking souterrain. Des centaines de places. Des niveaux multiples. Aucune caméra à l’intérieur. C’est un cul-de-sac. Un trou noir numérique. Il a la boîte, mais il ne sait pas où je suis à l’intérieur. La batterie de son ordinateur portable est faible, son téléphone est presque mort. Il doit y aller. Seul.

C’est là que le film dans ma tête déraille. Enzo, le geek casanier, celui qui considère un trajet jusqu’à l’épicerie comme une expédition en terre hostile, va devoir se jeter dans la gueule du loup. La panique revient, froide et écrasante, mais cette fois, elle est pour lui.

Il enfile une veste, cherche ses clés qu’il n’utilise jamais. Son cœur doit battre aussi fort que le mien. Il est sur le point de sortir quand son téléphone vibre sur le bureau. Un numéro masqué. Par réflexe, il répond, peut-être en espérant un miracle, une information.

Il décroche. Un silence. Puis une voix de femme, nette, froide et sans appel. Une voix que je connais trop bien.

« Enzo ? C’est Léa. Arrête tout. Tu ne cherches pas au bon endroit. Et tu n’es pas seul. »