Épisode 7 : Zone Aveugle
Mon pouls martèle mes tempes au rythme sourd d’une angoisse que je ne peux plus contenir. Assis sur le sol froid de ma cellule, le dos contre le béton humide, je ne vois rien. Je n’entends rien. Alors j’imagine. J’imagine Enzo.
Dans ma tête, la scène est d’une clarté douloureuse. La cave de ses parents, plongée dans sa pénombre habituelle, n’est éclairée que par la lueur bleutée de ses trois moniteurs. Des lignes de code défilent, des cartes satellite sont superposées. L’air sent le renfermé, la pizza froide et la boisson énergisante. Enzo, le dos voûté, les écouteurs à moitié arrachés, serre son téléphone contre son oreille avec une force qui doit lui blanchir les jointures. Son visage, habituellement pâle, est cireux.
« Comment… Comment tu sais où je suis ? » Sa voix, même dans mon imagination, est un mélange de fureur et de panique.
À l’autre bout du fil, je visualise Léa. Probablement assise dans une chambre immaculée, le calme incarné, sa voix aussi tranchante qu’un scalpel.
« Je sais beaucoup de choses, Enzo. Par exemple, que tu es sur le point de faire la plus grosse bêtise de ta vie. »
« Je m’en fiche, » crache Enzo, et je peux presque le voir passer une main tremblante dans ses cheveux. « J’ai sa position. Je sais où ils le retiennent. J’y vais. »
« Non, » coupe Léa, son ton sans appel. « Tu ne vas nulle part. »
« Tu ne vas pas me dire ce que je dois faire ! C’est Max ! »
Je serre les poings. Il a raison. C’est moi. Et je suis là, inutile, à part imaginer une conversation qui décidera peut-être de ma survie.
« Et parce que c’est Max, tu vas m’écouter, » rétorque la voix de Léa dans ma tête. « Le bâtiment que tu as trouvé… C’est le bon. Félicitations pour le tracking de la carte SIM, c’était astucieux. Mais tu n’as trouvé que la porte d’entrée de la souricière. »
Un silence. Je connais Enzo. Il déteste qu’on remette en question sa compétence technique. Surtout elle.
« Qu’est-ce que tu racontes ? » grogne-t-il.
« Ce que je raconte, c’est que ce bâtiment est une forteresse. Mais comme toutes les forteresses, elle a des angles morts. Le problème, c’est que les hommes de Volkov les connaissent aussi. Le parking souterrain par lequel tu comptes entrer est ce qu’on appelle une zone aveugle. Pas de caméras, pas de réseau. Un piège parfait. Si tu y mets un pied, tu ne seras plus seul très longtemps, et tu ne ressortiras jamais. »
Je frissonne, malgré la moiteur de la pièce. Une zone aveugle. Le jargon est précis, professionnel. Terrifiant. Mon esprit se met en marche, essayant de décomposer la situation, de la rationaliser pour ne pas sombrer.
- Validation de l’information : Léa confirme qu’Enzo a bien trouvé le bon bâtiment. Cela signifie qu’elle ne cherche pas à le détourner, mais à rediriger son approche. C’est un point crucial. Elle ne ment pas sur le lieu.
- Source de son savoir : Comment connaît-elle l’existence d’une zone aveugle ? Cela implique un accès à des renseignements de très haut niveau. Des plans d’architecte, des rapports de surveillance… Le genre d’infos que son père, le ponte du renseignement, pourrait avoir. Ou qu’elle pourrait avoir volé.
- Analyse de risque : En contactant Enzo, elle prend un risque énorme. Elle révèle qu’elle surveille ses activités, elle s’implique directement. Pourquoi ? Pour me sauver ? Ou pour contrôler l’opération et s’assurer que l’enveloppe reste la priorité ?
- Conclusion tactique : Son avertissement est logique. Foncer tête baissée est un suicide. Enzo, avec toute sa brillance digitale, n’est pas un agent de terrain. Il se ferait neutraliser avant même de comprendre ce qui lui arrive. Comme moi.
« Alors quoi ? » demande Enzo, la frustration perçant dans sa voix. « Je reste les bras croisés pendant qu’ils… »
« Tu attends mes instructions, » tranche Léa. « Tu effaces tes recherches. Tu éteins tes traceurs. Tu redeviens invisible. Des professionnels s’en occupent. »
« Des professionnels ? Comme ton père ? L’agence qui a laissé Pierre tomber dans un piège ? »
Le coup est bas, mais Enzo est à bout. Il se bat avec les seules armes qu’il a : les mots, la défiance.
Je peux sentir la tension à travers le béton. Dans mon poing fermé, le petit bout de papier trouvé dans le mur me pique la paume. “Ne fais pas confiance au Phénix”. Et si Léa était ce Phénix ? Celle qui renaît de ses cendres, qui a toujours un coup d’avance, qui manipule tout le monde depuis les coulisses ? Lui faire confiance, c’est peut-être sauter d’un piège pour atterrir dans un autre.
« Mon père n’a rien à voir là-dedans, » répond Léa, et pour la première fois, j’imagine une fissure dans son armure de glace. « C’est plus compliqué que ça. Fais ce que je te dis, Enzo. S’il te plaît. Pour Max. »
Le “s’il te plaît” est l’arme fatale. Désarmant. Inattendu. C’est ce qui, j’en suis sûr, fait basculer Enzo. Un long soupir d’impuissance et de rage contenue.
« C’est quoi le plan ? »
« Le plan, c’est que tu attends. Et tu me fais confiance, » dit-elle avant de raccrocher, le laissant seul dans le halo de ses écrans, les mains liées.
La scène dans ma tête se dissout. Je suis de retour. Seul. Le silence est total, si lourd qu’il en devient un bruit à part entière. Je n’ai aucune idée du temps qui s’est écoulé. Enzo va-t-il écouter Léa ? A-t-il le choix ? Je me cramponne à cet espoir fragile, cette alliance forcée entre le geek pessimiste et la reine des glaces. C’est tout ce qu’il me reste.
Je déplie le papier, le relis une dixième fois à la lumière quasi inexistante qui filtre sous la porte. “Ne fais pas confiance au Phénix”.
CLAC.
Le son me glace le sang. Ce n’est pas un bruit sourd et lointain. C’est un bruit métallique, net, juste de l’autre côté de la porte. Le bruit d’une clé tournant dans une serrure.
Un second CLAC retentit, plus lourd. Le pêne dormant.
Le mécanisme grince. Lentement, la porte commence à s’ouvrir.
