Épisode 10 : Le Dilemme du Prisonnier

La porte métallique claque, et le son du verrou qui coulisse est d’une finalité glaçante. Le silence qui suit est pire que les menaces de Boris. Un silence lourd, épais, saturé de mes propres battements de cœur assourdissants. Une heure. Soixante minutes. Trois mille six cents secondes avant que le Colosse ne revienne chercher des réponses que je n’ai pas.

Sur la paillasse en béton, le téléphone est une petite bombe à retardement noire et lisse. Mon premier réflexe est de le jeter contre le mur. Mon second, celui qui m’a maintenu en vie jusqu’ici, est d’analyser. L’ironie est amère : Boris pense m’avoir donné une ligne directe vers ma perte, mais pour la première fois depuis des heures, j’ai un outil. Un outil piégé, certes, mais un outil quand même.

Je le saisis. Il est froid, anonyme. Pas de marque visible, un modèle bas de gamme. Je l’allume. L’écran s’illumine sur un logo générique – un oiseau stylisé aux ailes déployées, renaissant de flammes pixelisées. Un Phénix.

Mon sang se glace. Je sors de ma poche le bout de papier froissé trouvé dans la fissure du mur. « Ne fais pas confiance au Phénix ». Ce n’était pas une métaphore. C’était un avertissement. Sur ce téléphone.

OK, Max. Respire. Décompose.

  1. Le Matériel : C’est un burner phone, un téléphone prépayé conçu pour être intraçable et jetable. Sauf que celui-ci est tout le contraire. Il a été préparé. La batterie est pleine, le signal est fort. Trop parfait.
  2. Le Logiciel : L’interface est minimale. Contacts, Appels, Messages. Rien d’autre. Pas de navigateur, pas d’applications. C’est un désert numérique. J’essaie d’accéder aux paramètres avancés, mais tout est verrouillé. C’est la version logicielle de ma cellule. Je parierais mon scooter (paix à son âme) qu’il y a un keylogger qui enregistre chaque frappe et un mouchard GPS qui transmet ma position en continu. Utiliser ce téléphone, c’est comme crier mes secrets dans un mégaphone pointé vers mes ennemis.
  3. L’Objectif : Le piège est évident. Ils veulent que j’appelle Oncle Pierre. S’il répond, ils le localisent. S’il ne répond pas, ils peuvent tracer l’appel pour identifier son réseau, ses contacts. Ou alors, ils veulent que j’appelle mon “contact”, ce fameux commanditaire de “l’original”. Dans les deux cas, je suis l’appât.

Utiliser ce téléphone comme prévu, c’est signer mon arrêt de mort et celui de mon oncle. Ne pas l’utiliser, c’est affronter Boris les mains vides dans moins d’une heure. Dilemme du prisonnier, version 2.0.


— C’est de la folie pure, Léa ! Il faut y aller, maintenant !

La voix d’Enzo crépite, tendue à se rompre. Dans l’habitacle confiné de la voiture de Léa, une Audi sombre et silencieuse garée dans une ruelle anonyme, l’air est électrique. Sur la tablette posée entre eux, un plan satellite du quartier industriel s’affiche, avec un bâtiment cerclé de rouge.

— Et faire quoi, Enzo ? Défoncer la porte d’entrée ? cria Léa, maîtrisant son exaspération. Tu as vu les specs que j’ai récupérées ? Ce n’est pas un entrepôt, c’est une forteresse. Brouilleurs de signal GSM, caméras thermiques sur le périmètre, détecteurs de mouvement à hyperfréquence. Si tu respires trop fort à moins de vingt mètres, une alarme silencieuse est envoyée à un serveur privé. C’est pour ça que j’ai appelé ça une ‘zone aveugle’. Rien n’entre, rien ne sort, sans être vu.

Enzo passa une main tremblante dans ses cheveux.
— Alors on fait quoi ? On attend qu’ils envoient Max en morceaux par la poste ?

— On réfléchit, rétorqua-t-elle, plus calme. J’ai piraté les archives du cadastre. Ce bâtiment a été rénové il y a trois ans par une société écran, ‘Phoenix Enterprises’.

Enzo releva la tête.
— Phénix ? C’est une boîte spécialisée dans la sécurité, le pentesting et le matériel de contre-mesures. Des vrais paranos. Si c’est eux qui ont blindé l’endroit…

— Exactement. Mais même les paranos font des erreurs. Ils ont modernisé la structure, mais ils se sont basés sur les plans d’origine. Des plans qui datent des années 70. Regarde.

Son doigt effleura l’écran, zoomant sur une série de lignes bleues courant sous le bâtiment.
— Anciennes conduites techniques. Fibre optique, lignes de maintenance… La plupart sont condamnées. Mais celle-ci… elle a été déclarée ‘redondante’ mais pas ‘détruite’. Elle passe juste sous l’aile ouest du bâtiment. Si on trouve le point d’accès en dehors du périmètre de détection et que la ligne est physiquement praticable…

Les yeux d’Enzo s’illuminèrent d’une lueur fiévreuse.
— On aurait un accès direct sous leur nez. Un angle mort dans leur système de surveillance. Il me faut un accès à la topologie du réseau de la ville. Je peux essayer de pinger les nœuds d’accès pour voir si celui-ci est toujours actif.

— Je te transfère les identifiants, dit Léa, déjà en train de taper sur son propre terminal. Fais vite. L’ami de ton ami n’a probablement pas toute la nuit.


Le Phénix. Phoenix Enterprises. Mon oncle m’avait déjà parlé d’eux. Une entreprise de sécurité privée réputée impitoyable. Des mercenaires en costume. C’est donc ça, le jeu. Ce n’est pas juste un enlèvement, c’est une opération menée par des professionnels.

Le temps s’égrène. Il me reste peut-être vingt minutes. Vingt minutes pour trouver une troisième voie. Je ne peux pas appeler Pierre. Je ne peux pas ne rien faire. Mais que faire ? Envoyer un message codé ? À qui ? Le téléphone est un circuit fermé.

Je fais le tour de mes possessions misérables. La carte de bus. Les pièces. Le Voltarène. La bande. Le mot. Et le téléphone. L’outil de l’ennemi.

Et si… Et si je ne jouais pas leur jeu, mais le mien ? Ils s’attendent à ce que je contacte un agent secret. Ils s’attendent à un comportement logique dans leur monde d’ombres. Mais je ne suis pas un agent. Je suis juste Max. Et qui Max appellerait-il s’il était en panique ? Son meilleur ami. Enzo.

Mais je ne peux pas l’appeler. Son numéro n’est même pas dans ma tête, il a toujours été dans mes contacts. Mais… il y a un numéro que je connais par cœur. Le mien. Mon propre numéro de téléphone. Celui dont la carte SIM a été sauvée de justesse. La carte SIM qu’Enzo doit être en train de traquer.

C’est stupide. C’est absurde. Appeler un numéro dont le téléphone est détruit ? Ça sonnera dans le vide. Mais le keylogger enregistrera le numéro. Le mouchard enregistrera l’action. Ils verront que j’ai composé un numéro. Un numéro qui ne mène à rien, qui ne correspond à aucun agent connu. Un numéro qui ne peut pas être une menace. Ça me fera gagner du temps. Ça confirmera mon rôle de neveu stupide et paniqué. C’est ma seule chance.

Le cœur battant, je compose les dix chiffres sur le clavier numérique. Mon propre numéro. Le doigt tremblant, j’appuie sur la touche d’appel verte. L’écran affiche “Appel en cours…” vers un néant technologique.


— J’ai quelque chose ! s’exclama Enzo. La ligne est inactive, mais le nœud physique est toujours raccordé. Le courant ne passe plus, mais le chemin existe ! L’entrée est une plaque d’égout à trois cents mètres au nord, hors de leur…

Un bip aigu et insistant l’interrompit. Il provenait de la console de Léa. Une ligne de code venait d’apparaître sur son écran noir.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Enzo.

Léa plissa les yeux, le visage soudain grave.
— C’est une transmission de données. Un paquet UDP brut, non sollicité, en provenance de la zone aveugle. C’est impossible, tout est censé être bloqué.

— Un paquet de quoi ?

Elle ne répondit pas tout de suite, ses doigts tapant à une vitesse folle pour analyser le flux minimaliste.
— Ce n’est pas un message. C’est… une signature. Une tentative d’établissement de liaison VoIP avortée. Le système de sécurité a bloqué la sortie de l’appel, mais pas le paquet de requête initial. Il a fuité une fraction de seconde. C’est une erreur de configuration de leur pare-feu.

Elle releva les yeux vers Enzo, l’air abasourdi.
— La donnée contenue dans le paquet… c’est un numéro de téléphone. Celui qui a été appelé.

Enzo se pencha, le souffle court. Il lut les chiffres sur l’écran. Et son visage devint livide.
— Ce numéro… murmura-t-il. Léa, je le connais. C’est celui de Max.