Épisode 11 : Convergence

Le silence qui suit le clic de fin d’appel est plus assourdissant que n’importe quelle explosion. Le téléphone piégé, encore chaud dans ma main, ressemble à une grenade dégoupillée. Je l’ai fait. J’ai appuyé sur le bouton rouge, sans savoir si j’ai alerté les secours ou simplement accéléré ma propre fin. La sueur perle sur mon front, glaciale, et chaque battement de mon cœur résononne contre mes côtes meurtries.

Une heure. Boris m’a donné une heure. Combien de temps a-t-il fallu pour que ce paquet de données traverse l’éther ? Une seconde ? Deux ?

Dans ma tête, je fuis cette cellule suffocante. Je me projette à des kilomètres, dans le seul endroit où je peux encore espérer un miracle : la chambre d’Enzo. Je l’imagine, volets clos, le visage blafard seulement éclairé par la mosaïque de ses trois moniteurs. Il est affalé sur sa chaise de gamer, les yeux injectés de sang à force de fixer des lignes de code.

Et à côté de lui, une présence incongrue, presque hérétique dans ce temple de la technologie et de l’anxiété : Léa. Droite, bras croisés, elle dégage une aura de contrôle qui doit rendre Enzo complètement fou.

« On a quelque chose, » je l’entends murmurer, sa voix rauque de fatigue et de Red Bull.
« Évidemment qu’on a quelque chose, » rétorquerait Léa, avec ce ton de prof qui s’adresse à un élève un peu lent. « C’était le but de l’attente. Analyse. »

Sur l’écran principal, une alerte clignote. Un paquet de données isolé, provenant d’un repeater GSM qu’ils avaient réussi à identifier comme étant à l’intérieur du périmètre de la ‘zone aveugle’.

« C’est… c’est un ping d’authentification, » dirait Enzo, ses doigts volant sur le clavier. « La source a tenté de se connecter au réseau avec un identifiant. Le voilà. »

Mon numéro de téléphone s’afficherait à l’écran.

Un silence. Pas comme le mien, lourd de peur, mais un silence chargé de sens.
« Il est vivant, » soufflerait Enzo. Un soulagement mêlé d’une nouvelle vague de panique.
« Mieux que ça, » corrigerait Léa, un doigt pointé sur l’écran. « Il a le téléphone. Et il vient de nous dire exactement où il est. »

Elle aurait raison. Un appel depuis l’intérieur d’un bâtiment ne se connecte pas à une seule antenne, mais à plusieurs. Triangulation cellulaire. Même grossière, la méthode permettrait de réduire la zone de recherche de tout un entrepôt à une section. Une aile. Peut-être même un étage.

« Le signal est venu du secteur Nord-Est, au deuxième étage, » annoncerait Enzo, affichant une carte thermique superposée au plan du bâtiment qu’ils ont dû pirater. « C’est là. Pile dans la zone que tu avais marquée comme la plus probable. »
« Bien, » dirait Léa, son masque d’arrogance se fissurant pour laisser entrevoir une lueur d’urgence. « Ça confirme l’accès par les conduits de ventilation du toit. Le signal est assez fort pour indiquer qu’il n’est pas dans une pièce blindée. On a une fenêtre. Il faut y aller. Maintenant. »

Mon imagination s’arrête net. Des bruits de pas lourds dans le couloir. Ce ne sont pas les pas agiles de Léa ou ceux, hésitants, d’Enzo. C’est le rythme pesant d’un prédateur qui retourne vers sa proie. C’est Boris.

La serrure grince. La porte s’ouvre.

Le Colosse se tient sur le seuil, sa silhouette massive barrant toute la lumière du couloir. Il ne me regarde pas. Ses yeux sont rivés sur le téléphone que je tiens toujours. Je m’attends à une explosion de fureur, à une accusation. Au lieu de ça, son visage est une toile vierge, étrangement calme. Il avance d’un pas, me prend le téléphone des mains avec une délicatesse qui jure avec sa carrure de déménageur de pianos.

Il fixe l’écran, où mon propre numéro est encore affiché dans l’historique d’appels. Mon cœur s’arrête. C’est fini. Il a compris.

« Tu as appelé ce numéro, » dit-il, plus comme une constatation que comme une question. Sa voix est un grondement sourd.

« Je… j’ai paniqué, » je balbutie, essayant de retrouver le personnage du neveu idiot. « Je voulais appeler mon oncle, mais je ne connais pas son numéro par cœur, alors j’ai essayé d’appeler le mien, pour… pour voir si ça faisait quelque chose… »

Il ne m’écoute même pas. Son pouce effleure l’écran. Un muscle tressaute sur sa mâchoire. Mon cerveau passe en mode analyse, listant les anomalies malgré la terreur qui me paralyse.

  1. Le focus. Son attention n’est pas sur moi, le menteur, mais exclusivement sur l’objet. Il l’examine comme un artefact étrange.
  2. La tension. Ses jointures sont blanches, non pas de colère, mais d’une crispation intense. Comme s’il s’attendait à ce que le téléphone lui explose au visage.
  3. L’attente. Il ne dit rien pendant de longues secondes. Il regarde l’écran, puis le plafond, comme s’il écoutait quelque chose que je ne pouvais pas entendre. Un signal ? Une réponse ?

Puis, il baisse les yeux vers moi. Son expression a changé. La neutralité a laissé place à une sorte de stupeur incrédule.

« Toi… » commence-t-il, la voix à peine audible. « Qu’est-ce que tu as fait ? »

Je n’ai pas le temps de répondre. Un son très faible, presque imperceptible, émane du téléphone. Une notification. Un simple bip. Boris sursaute, ses yeux s’écarquillant. Il regarde le message qui vient d’apparaître sur l’écran verrouillé.

Il me fixe à nouveau, un mélange de fureur et de… peur ?

« Le Phénix a répondu, » lâche-t-il dans un souffle rauque.

Le sang se glace dans mes veines. Le Phénix. Les mots écrits sur le bout de papier trouvé dans le mur. Ne fais pas confiance au Phénix.

Mon appel désespéré, mon signal de détresse pour Enzo et Léa, n’a pas seulement atteint mes amis. Il a sonné une autre cloche. J’ai ouvert une porte, sans savoir qui se tenait derrière. Et à en juger par le regard terrifié du colosse qui me fait face, ce n’est pas mon oncle Pierre.