ÉPISODE 14 : Vérités et Mensonges

La voix de la femme résonne dans le couloir, tranchante comme un éclat de verre.

« L’Original. Maintenant. »

Pas une requête. Un ordre. Les canons des fusils d’assaut, immobiles une seconde plus tôt, se resserrent sur nous, ne laissant aucune place au doute. Nous avons échangé une prison pour une autre, un bourreau pour une escouade de bourreaux. L’ironie me frapperait si je n’étais pas occupé à essayer de rester debout. Ma cheville en feu n’est plus qu’un bruit blanc, noyé par le sifflement de l’adrénaline dans mes oreilles.

À ma gauche, Enzo est livide. Ses doigts tremblent, et je le vois murmurer « On est morts, on est tellement morts », en boucle. À ma droite, Léa, fidèle à elle-même, redresse le menton. Son regard défie la femme en armure.

« Qui êtes-vous ? », lance-t-elle, la voix plus assurée que n’importe lequel d’entre nous n’a le droit de l’être.

La leader du Phénix l’ignore superbement. Ses yeux, deux éclats froids derrière sa visière relevée, sont rivés sur moi. Elle sait. Elle sait que c’est moi la clé. Comment ? Je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais, c’est que la note de Pierre dans ma poche me brûle soudain la peau : Ne fais pas confiance au Phénix.

Mon cerveau, malgré l’épuisement, se met en marche, analysant frénétiquement la scène. C’est un réflexe, une manie. Le seul truc qui me reste quand tout part en vrille.

  1. L’équipement. Il est impeccable. Pas une éraflure sur les gilets pare-balles, pas une tache de boue sur les rangers. Ils ne sortent pas d’une longue traque. Ils viennent d’arriver. Leur matériel est high-tech, siglé d’un oiseau stylisé discret. Ce n’est pas du matos réglementaire de la police ou de l’armée. C’est privé. C’est cher.
  2. La posture. Discipline de tir parfaite. Les doigts le long du pontet, jamais sur la détente. Ils ne sont pas nerveux. Ils sont en contrôle. Ils attendent un ordre, et un seul. Ce ne sont pas des flics venus faire une arrestation. Ce sont des soldats. Ou des tueurs.
  3. Le regard de la leader. Elle ne me regarde pas comme un suspect. Elle me regarde comme un problème à résoudre. Une variable à éliminer. Il n’y a aucune curiosité, aucune lueur de justice dans ses yeux. Juste une froide et méthodique détermination.

La conclusion est glaciale : la note de Pierre n’était pas un avertissement, c’était une prophétie. Le Phénix n’est pas là pour sauver qui que ce soit. Ils sont là pour faire le ménage. Pour récupérer “L’Original” et s’assurer qu’aucun témoin ne puisse en parler. Boris voulait le document pour son patron. Eux, ils le veulent pour l’enterrer.

Et soudain, tout s’emboîte. Une illumination douloureuse, presque plus violente que le choc à ma cheville. Boris, Volkov, tous ces types couraient après un “document”. Un bout de papier. Mais pourquoi mon père, un génie du contre-espionnage numérique, m’aurait-il laissé une vulgaire feuille ? Il ne l’aurait pas fait.

La carte SIM.

Celle qu’il m’a donnée. Celle que j’ai cachée. L’Original, ce n’est pas un document. C’est un fichier. Des données. Une preuve numérique de la trahison de Volkov, si bien cryptée que seule une poignée de personnes peut la déchiffrer. Et elle est dans ma poche depuis le début.

Je lève les mains, lentement.
« D’accord, d’accord, calmons-nous », je dis, ma voix plus rauque que prévu. « Vous voulez l’Original ? Vous l’aurez. Mais ce n’est pas ce que vous croyez. »

La leader incline la tête, un prédateur curieux. « Épargne-moi ton bluff d’adolescent. Donne. »

« Ce n’est pas un bluff. Ce n’est pas un document papier », je continue, sentant les regards d’Enzo et Léa sur moi. « C’est une bombe logique contenue sur une micro-SIM. Un programme dormant. Si vous essayez de le copier sans la clé de déchiffrement, il s’auto-détruit et envoie une copie à une douzaine d’agences de presse internationales. C’est ça, l’Original. Un dernier cadeau de mon père. »

Je bluffe à moitié. Je n’ai aucune idée de ce qu’il y a dessus, mais ça sonne crédible. Suffisamment pour la faire hésiter. Enzo me regarde avec des yeux ronds, partagé entre l’admiration et la crise de panique. Léa, elle, a un minuscule sourire en coin. Elle a compris la manœuvre.

La leader du Phénix plisse les yeux. Elle pèse le pour et le contre. Je vois les rouages tourner dans sa tête. Le risque est trop grand.

« Malin », concède-t-elle, sans la moindre chaleur. « Mais ça ne change rien. On va te prendre avec nous. Tu nous donneras la clé. Quant à tes amis… ce sont des témoins malheureux. »

Son regard se durcit. Elle fait un signe de tête presque imperceptible à ses hommes.
« Éliminez-les. Récupérez la carte. Discrètement. »

Le monde ralentit. Les canons s’abaissent vers Enzo et Léa. C’est fini. J’ai échoué. J’ai joué ma dernière carte et j’ai perdu.

Et c’est là qu’un cri déchire le silence tendu du couloir.

« PLONGEZ ! »

La voix est familière. Une voix que je n’ai pas entendue depuis une éternité.
Au même instant, toutes les lumières du bâtiment s’éteignent. Le couloir est plongé dans un noir absolu, immédiatement zébré par les faisceaux des lampes tactiques des soldats du Phénix qui paniquent. Une détonation sourde, suivie d’un sifflement. Une grenade fumigène.

La confusion est totale. On tousse, les yeux piquent. Une main de fer agrippe mon bras.
« Par ici, Max ! On bouge ! »

Pierre.

Il est là. Au milieu du chaos, une silhouette se dessine dans la fumée, tirant sur mon bras tandis qu’une autre empoigne Enzo. Je vois Léa être guidée par une troisième ombre. L’équipe du Phénix, désorientée, tire à l’aveugle. Les balles sifflent dans le couloir.

On me traîne plus qu’on ne me fait courir. Ma cheville hurle mais je m’en fiche. On dévale un escalier de service, on défonce une porte. L’air frais de la nuit me gifle le visage. On me pousse sans ménagement à l’arrière d’un van noir dont les portes coulissent en silence. Enzo et Léa sont jetés à côté de moi.

Les portes se referment. Le van démarre en trombe, toutes lumières éteintes.
À travers la vitre teintée, je vois la silhouette de mon oncle, Pierre, scanner les alentours avant de s’engouffrer sur le siège passager. Il se retourne vers moi. Son visage est grave, marqué par une fatigue que je ne lui connaissais pas. Mais dans ses yeux, il y a une lueur de soulagement.

« Ça va aller, Max », murmure-t-il.

Et c’est tout ce qu’il fallait. Le barrage d’adrénaline qui me tenait debout cède d’un coup. La douleur, l’épuisement, la peur refoulée… tout me submerge. Mes paupières pèsent une tonne. Le visage de mon oncle se déforme, devient flou.

Le monde bascule dans le noir.