Épisode 15 : Retour à la Normale (ou presque)
Le premier son est un bip. Régulier, agaçant, trop propre pour le chaos que ma mémoire tente de reconstituer. La première odeur est celle de l’antiseptique, mêlée à une fragrance lointaine de cire d’abeille. Mon odeur de cire d’abeille. Celle du salon de mon oncle.
J’ouvre les yeux. Le plafond blanc et familier de ma maison est la dernière chose à laquelle je m’attendais. Un fil parcourt mon bras jusqu’à un moniteur cardiaque posé sur la table basse, à côté d’une pile de vieux magazines. Le bip, c’est lui. Ma cheville, enserrée dans une attelle rigide, proteste par une douleur sourde et profonde dès que j’esquisse un mouvement.
« Inutile de bouger, Max. Vous êtes en sécurité. »
La voix est calme, posée. Pierre est assis dans le fauteuil de mon oncle, un verre d’eau à la main. Il ne porte plus sa tenue d’intervention mais un simple polo gris et un pantalon sombre. L’incarnation du père de famille respectable, si on ignorait le fait qu’il a débarqué il y a quelques heures au milieu d’une fusillade.
« Où… ? Comment ? » Ma gorge est un désert de sable.
Il me tend le verre. « Vous vous êtes évanoui dans l’hélicoptère. On vous a emmené dans une antenne médicale sécurisée. Vous avez dormi près de vingt heures. Une fois stabilisé, j’ai pensé que vous préféreriez vous réveiller ici. Votre oncle est en déplacement professionnel forcé pour la semaine. Une conférence… très soudaine. » Il a un léger sourire. Traduction : Pierre l’a mis au vert pour me laisser le champ libre.
Une vieille dame à l’air doux et sévère entre dans le salon, un plateau à la main. L’odeur de croissants chauds terrasse celle de l’antiseptique.
« Ah, te voilà réveillé, mon petit. Mange un peu. Pierre m’a dit que tu avais eu une mauvaise grippe. »
Elle pose le plateau et jette un regard suspicieux au moniteur. « De mon temps, pour la grippe, on avait du bouillon, pas toute cette machine infernale. »
C’est Madame Yvette. Pierre a vraiment pensé à tout. Il la remercie et elle repart en marmonnant sur la jeunesse fragile. Je me force à mordre dans un croissant. Le goût simple et beurré est la chose la plus normale que j’aie vécue depuis des jours.
« Boris est sous les verrous, » commence Pierre, reprenant le fil. « Son organisation et celle de Volkov sont en train d’être démantelées grâce aux données de ‘L’Original’. La carte SIM était une sorte de clé de registre cryptée, un carnet de comptes détaillé de toutes leurs opérations. Quant au Phénix, disons qu’un accord a été trouvé. Leur chef a été… neutralisé politiquement. Ils ne vous dérangeront plus. »
Je le dévisage en mâchant lentement. Il me livre sur un plateau la conclusion de toute cette histoire, mais une question me brûle les lèvres.
« Pourquoi ? Pourquoi m’aider ? Pourquoi toute cette mise en scène ? »
Pierre pose son verre. Son regard devient plus intense, plus personnel. « Parce que je le devais à ton père. »
Le croissant me reste en travers de la gorge.
« Mon père ? Mon père était comptable. Il est mort dans un accident de voiture. »
« Votre père, David, était l’un des meilleurs agents de terrain que nos services aient jamais connus. Un ’légendaire’, comme on dit. Il n’est pas mort dans un simple accident, Max. Et votre mère n’était pas traductrice. Elle était l’une de nos plus brillantes analystes. C’est elle qui a conçu une partie des protocoles de cryptage que vous avez déjoués instinctivement. »
Le sol se dérobe sous moi. Mes parents. Les héros silencieux de mes histoires d’enfant, soudainement promus au rang de véritables espions. C’est absurde. Et pourtant… ça explique tout.
Je me lance dans une analyse forcée, pour ne pas sombrer. Je le scanne, lui, Pierre.
- La posture : Droite, mais pas rigide. Celle d’un homme habitué à commander, mais qui sait se mettre au niveau de son interlocuteur. Il n’essaie pas de m’intimider.
- Le regard : Direct, sans vaciller. Il n’évite aucune de mes questions, même les plus personnelles. Il ne montre aucun signe de mensonge que je saurais détecter.
- Les mains : Calmement posées sur ses genoux. Pas de tics nerveux, pas de doigts qui tapotent. Maîtrise totale.
Conclusion : Cet homme est un mur. Mais un mur sur lequel on peut peut-être s’appuyer.
« Pourquoi je… je vois des choses ? Les détails, les anomalies… » je murmure.
« Votre père avait le même don. Une perception visuelle hors norme. Vos réflexes, votre capacité à improviser sous pression… ce n’est pas quelque chose qu’on apprend, Max. C’est un héritage. J’étais son officier traitant. Son partenaire. Je vous ai laissé une note… ‘Ne fais pas confiance au Phénix’. Je savais qu’ils essaieraient de vous manipuler. »
La pièce tourne. Mes parents. Un agent de terrain et une analyste de génie. Ma vie entière n’était qu’une façade construite pour me protéger.
Lundi matin. Devant le lycée Saint-Exupéry.
Une semaine. Une semaine s’est écoulée. Le monde a continué de tourner, ignorant les guerres de l’ombre qui se sont jouées à quelques kilomètres de là. Ma cheville est encore douloureuse, mais avec l’attelle dissimulée sous mon jean, je boite à peine. Pierre et ses services ont été efficaces : une visite express chez un spécialiste, des antidouleurs et une histoire crédible d’accident de skate pour mon oncle.
Le parvis du lycée est un chaos familier. Des rires, des bousculades, des couples qui se forment et se déforment. Ça me paraît si… lointain. Insignifiant.
Et puis je les vois.
Enzo est adossé au mur, écouteurs sur les oreilles, l’air aussi ravi d’être là qu’un condamné. Quand il me voit, il retire un écouteur. Un minuscule hochement de tête. Dans son regard, je ne lis pas son pessimisme habituel, mais un soulagement sincère.
Léa est un peu plus loin, en grande conversation avec sa bande de populaires. Elle a l’air impeccable, comme toujours. Mais elle sent ma présence. Son regard croise le mien par-dessus l’épaule d’une de ses amies. Son masque d’arrogance est en place, mais ses yeux disent autre chose. Une fraction de seconde, une étincelle de respect, presque de camaraderie. Elle me fait un imperceptible signe de tête avant de se retourner.
Le message est clair. Pas de mots. Pas de gestes. Juste la certitude silencieuse que quelque chose nous lie désormais, plus fort qu’une amitié ou une rivalité. Nous avons partagé le feu. Nous sommes les seuls à connaître la vérité. Nous formons une équipe qui n’existe pas.
Je me sens presque normal. Presque en paix.
Mon téléphone vibre dans ma poche. Un numéro masqué. Par réflexe, je l’ouvre. Un seul message.
« L’Original n’est qu’une pièce du puzzle. Ton père a laissé autre chose. Cherche ‘Le Protocole Colibri’. »
