Le problème avec les gens, c’est qu’ils ne regardent jamais vraiment. Ils voient, mais ils n’observent pas. Moi ? Je ne peux pas m’en empêcher. C’est comme un bruit de fond constant dans ma tête.
— Yame !
Le cri du sensei a claqué comme un coup de fouet. J’ai relâché ma garde, laissant mes muscles se détendre, la sueur coulant le long de ma tempe. En face de moi, Lucas, ceinture marron comme moi, soufflait comme un bœuf.
— Bien joué, Max, a grogné Lucas en me tendant la main. Je ne l’ai pas vu venir, ce dernier mawashi-geri.
J’ai souri en serrant son gant. Je suis un type sociable, j’aime bien Lucas. Mais la vérité, c’est que Lucas télégraphie tout.
Il fronce le sourcil gauche quand il va attaquer du poing.
Il déplace son poids sur le talon droit quand il va lancer une jambe. Une fois qu’on a vu le détail, le combat est fini avant d’avoir commencé.
— À demain, les gars !
J’ai attrapé mon sac de sport et j’ai filé. Il était 18h30. Oncle Pierre rentrait ce soir de son voyage d’affaires à Zurich, et Madame Yvette, notre gouvernante (et accessoirement la meilleure cuisinière de l’hémisphère nord), avait promis un rôti de veau.
Le Retour au QG
L’appartement, situé dans un beau quartier de Paris, était silencieux. Trop silencieux pour un vendredi soir. Depuis la mort de mes parents il y a dix ans, le silence est un invité que je connais bien, mais l’oncle Pierre fait d’habitude beaucoup de bruit pour le combler.
Pierre, c’est mon tuteur. Officiellement : “Consultant en gestion des risques et assurances pour les multinationales”. Traduction : Il passe sa vie dans des avions, porte des costumes gris, assiste à des réunions mortellement ennuyeuses sur des taux de sinistralité, et revient avec du chocolat suisse ou des gadgets japonais.
— Max, c’est toi ?
La voix venait du bureau. Je suis entré sans frapper, l’habitude. Pierre bouclait sa valise en cuir. Il avait l’air épuisé. Ses cheveux grisonnants étaient en bataille, chose rare pour lui qui est toujours tiré à quatre épingles.
— Salut mon oncle. Tu repars déjà ? Tu viens d’arriver de Zurich !
— Urgence, Maxou. Une usine de textile a brûlé au Bangladesh. Je dois y aller pour l’évaluation des dégâts. C’est le cauchemar logistique.
Il a forcé un sourire, mais ses yeux ne souriaient pas.
— Je suis désolé pour le rôti. Yvette va s’occuper de toi. Sois sage au lycée, hein ? Pas de bagarre, sauf sur le tatami.
Il m’a ébouriffé les cheveux, a attrapé son trench-coat beige et sa mallette, et s’est dirigé vers la porte d’entrée où une berline noire l’attendait déjà en bas.
— Bon vol ! ai-je lancé.
La porte a claqué. Je suis resté planté là, au milieu du salon. Quelque chose clochait. Mon cerveau s’est mis en mode “Arrêt sur image”. J’ai repassé la scène des deux dernières minutes au ralenti.
Le Détail qui tue
Je suis retourné dans sa chambre. Il avait laissé son placard ouvert dans la précipitation. J’ai regardé l’espace vide où il rangeait habituellement ses costumes “pays chauds”. Ils étaient tous là. En revanche, il manquait sa grosse parka technique, celle qu’il utilise pour le ski ou les missions en Europe du Nord l’hiver.
Anomalie n°1 : Il part au Bangladesh (pays chaud et humide, surtout en cette saison) mais il a pris sa parka polaire.
Je suis allé à la fenêtre pour voir la voiture qui l’emmenait. La berline noire démarrait. J’ai plissé les yeux. La plaque d’immatriculation. Ce n’était pas un taxi, ni un Uber, ni la voiture de fonction habituelle de la compagnie d’assurance “Allianz-Global”. C’était une plaque verte. CD. Corps Diplomatique.
Anomalie n°2 : Pourquoi un assureur privé part-il en urgence dans une voiture d’ambassade ?
Et soudain, le dernier détail m’a frappé. Celui que j’avais vu sans le voir dans le bureau. Sur son bureau, Pierre avait laissé traîner son passeport. Je me suis précipité pour le prendre. C’était son passeport “civil”, celui avec lequel il voyage tout le temps. Il était là, posé sur le sous-main en cuir.
Anomalie n°3 : Oncle Pierre vient de partir pour l’aéroport… sans son passeport.
Mon cœur s’est mis à battre aussi vite que lors d’un combat. Soit mon oncle est devenu complètement sénile et va rater son avion… Soit il possède un autre passeport. Soit il ne va pas du tout au Bangladesh.
J’ai pris le passeport en main. Il s’est ouvert sur une page marquée par un post-it jaune. Il y avait une suite de chiffres griffonnée dessus : 48.8566° N, 2.3522° E. Des coordonnées GPS. J’ai sorti mon téléphone. J’ai tapé les coordonnées.
Ce n’était pas un aéroport. C’était une zone industrielle désaffectée dans la banlieue nord de Paris. À trente minutes d’ici.
Madame Yvette a crié depuis la cuisine :
— Max ! À table ! C’est prêt !
J’ai regardé le couloir, puis la porte d’entrée, puis mon sac de karaté encore sur mon épaule. Mon oncle me mentait. Pour la première fois de ma vie, j’en étais certain. Et s’il me mentait, c’est qu’il avait des ennuis.
— Mange sans moi, Yvette ! J’ai… un exposé de groupe urgent chez Lucas !
Je n’ai pas attendu sa réponse. J’ai dévalé les escaliers quatre à quatre. Les “assureurs” ne partent pas en voiture diplomatique avec une parka polaire en plein mois de juin sans leur passeport.
L’aventure commençait, et j’avais le très mauvais pressentiment que ma ceinture marron n’allait pas suffire.
Le Facteur Geek
J’ai enfourché mon scooter. C’est un vieux Vespa que l’oncle Pierre a retapé. Il n’a l’air de rien, mais le moteur est débridé juste ce qu’il faut pour ne pas être ridicule. Le vent de juin fouettait mon visage, mais je ne sentais pas la fraîcheur. J’avais chaud. L’adrénaline.
J’ai calé mon écouteur dans l’oreille gauche et j’ai composé le raccourci 1. Une sonnerie. Deux sonneries.
— Si tu m’appelles pour les devoirs de maths, la réponse est 42, et raccroche. Je suis en plein raid sur World of Warcraft.
La voix d’Enzo était nasillarde. Il devait encore avoir le nez bouché à cause des pollens de graminées.
— C’est une urgence, Enzo. J’ai besoin de tes yeux.
— “Mes yeux” ? Max, je te rappelle que je porte des lunettes à double foyer. C’est quoi le problème ? T’as encore perdu tes clés ?
— Je suis sérieux. Je t’envoie des coordonnées GPS. J’ai besoin de savoir ce qu’il y a à cette adresse. Et vite.
J’ai entendu un soupir théâtral, le bruit d’une chaise qui grince, et le tapotement furieux d’un clavier mécanique.
— T’es relou, Max. Attends… Coordonnées reçues. 48.85… C’est dans la zone industrielle Nord. C’est moche là-bas.
— Qu’est-ce qu’il y a sur place ?
— Officiellement ? Un entrepôt de stockage logistique appartenant à une société écran, “Logistix Solutions”.
— Et officieusement ?
— Attends, je bascule sur la vue satellite et je checke les registres du cadastre… Bizarre.
— Quoi ?
— Le bâtiment consomme autant d’électricité qu’un petit hôpital. Pour un entrepôt vide, ils ont une facture EDF salée. Et il y a un système de sécurité sur IP que je n’arrive pas à pinger. C’est du lourd. Du genre militaire ou bancaire. Max, qu’est-ce que tu vas faire là-bas ?
J’ai accéléré. Les lampadaires de la ville laissaient place à l’obscurité de la banlieue.
— Mon oncle y est. Je crois qu’il est en danger.
— Pierre ? L’assureur ? Quoi, il va assurer des palettes de bois contre les termites ?
— Il n’a pas pris son passeport, Enzo. Mais il a pris une voiture diplomatique.
Un silence à l’autre bout de la ligne. Enzo avait beau être cynique, il était vif.
— OK. Je reste en ligne. Je tente de pénétrer leur réseau Wi-Fi local dès que tu es à portée. Mais Max…
— Quoi ?
— Si tu vois des gardes, tu ne joues pas au héros, d’accord ? T’es ceinture marron, pas Batman.
— Reçu. Je coupe, j’arrive.
J’ai garé le scooter à deux rues de l’objectif, caché derrière une benne à ordures. J’ai fini à pied, rasant les murs. L’entrepôt était un monstre de béton et de tôle, entouré d’un grillage surmonté de barbelés. Au centre de la cour, sous un projecteur halogène, j’ai vu la berline noire diplomatique. Elle était garée à côté d’un fourgon gris. Deux hommes discutaient près du fourgon.
Je me suis accroupi derrière des palettes. J’ai plissé les yeux. Analyse.
- Cible 1 : Grand, chauve. Porte une oreillette. Blouson en cuir trop large (cache une arme à la ceinture ?).
- Cible 2 : Petit, nerveux. Fume une cigarette. Regarde sa montre toutes les dix secondes.
Et puis, la porte latérale du fourgon s’est ouverte. Oncle Pierre en est descendu. Il n’avait pas l’air prisonnier, mais il n’avait pas l’air libre non plus. Le grand chauve lui a tendu une tablette tactile. Pierre a lu, a secoué la tête vivement, l’air en colère.
Je devais me rapprocher. J’ai repéré une gouttière qui montait vers le toit plat d’une annexe. De là-haut, je pourrais voir l’intérieur par les vasistas.
— Enzo, chuchotai-je. T’es là ?
— Toujours. Je suis entré dans leur système de caméras. C’est pas “Logistix Solutions”, Max. Les fichiers sont cryptés avec une clé de la DGSE. C’est une planque des services secrets français.
Mon oncle travaillait pour les services secrets ? L’idée était à la fois excitante et terrifiante.
— Enzo, il faut que tu coupes la caméra qui balaie le mur Est. Je vais monter.
— T’es malade. T’as 17 ans ! Tu vas te faire…
— Coupe-la !
— … C’est fait. T’as 10 secondes avant que le système ne reboote. Bouge !
J’ai couru. J’ai sauté, agrippé la gouttière froide et humide. J’ai tiré sur mes bras. L’entraînement payait. En deux secondes, j’étais sur le toit, le cœur battant la chamade. Je n’étais plus un simple lycéen. J’étais un intrus dans un monde d’adultes dangereux.
Je me suis glissé jusqu’à la verrière sale du toit. J’ai frotté la vitre avec ma manche. En bas, au milieu de l’entrepôt immense, il y avait une sorte de laboratoire de fortune. Et au milieu, assis sur une chaise, ligoté cette fois… Ce n’était pas mon oncle. C’était un homme que je n’avais jamais vu.
Mais mon oncle était là. Debout. Il tenait un pistolet. Et il le pointait sur l’homme assis.
Mon univers a vacillé. Pierre n’était pas la victime. Pierre était le bourreau.
Erreur de Débutant
Je suis resté figé, les yeux écarquillés, collé à la verrière sale. En bas, mon oncle a baissé son arme, mais il ne l’a pas rangée. Il a tourné la tête vers la porte métallique de l’entrepôt.
Une voix rauque a déchiré le silence de la nuit, amplifiée par l’écho de la zone industrielle.
— Eh ! Il y a un scooter ici ! Le moteur est encore chaud !
Mon sang s’est glacé.
- Erreur n°1 : J’ai caché le Vespa derrière la benne, mais je n’ai pas pensé au reflet du chrome du rétroviseur.
- Erreur n°2 : La chaleur du moteur. Visible à la caméra thermique ou au simple toucher.
Dans mon oreillette, la voix d’Enzo a grimpé de trois octaves.
— Max ! Des points rouges s’activent partout sur mon écran ! Ils déclenchent le protocole de sécurité périmétrique. Barre-toi ! MAINTENANT !
En bas, tout s’est accéléré. Le grand chauve a aboyé un ordre dans son micro. Mon oncle Pierre a changé de visage instantanément. Il a rangé son arme, a attrapé sa mallette et a éteint la lumière du “laboratoire”. L’homme ligoté a été laissé dans le noir. Une sirène, stridente, rythmique, a commencé à hurler. Des gyrophares orange se sont allumés aux quatre coins du bâtiment.
— INTRUSION ! SECTEUR NORD ! BOUCLAGE DES ISSUES !
J’ai reculé en rampant, m’éloignant de la verrière. La lumière des projecteurs balayait maintenant la façade. Un faisceau lumineux a frôlé le bord du toit. Si je redescendais par la gouttière, je tombais nez à nez avec eux. Si je restais ici, j’étais un rat piégé.
— Enzo ! La sortie arrière ! C’est dégagé ? ai-je hurlé en chuchotant.
— Négatif ! Deux gardes contournent le bâtiment par l’Est. Il te reste… le saut, Max.
J’ai regardé autour de moi. Le bâtiment voisin était un hangar plus bas, à environ trois mètres de distance, deux mètres en contrebas. Faisable au dojo avec des tapis de réception. Beaucoup moins faisable de nuit, sur un toit en tôle ondulée glissante, avec des gardes armés aux trousses.
J’ai entendu le bruit lourd d’une échelle métallique qu’on dépliait contre le mur. Ils montaient. Je n’avais plus le choix.
J’ai pris mon élan. Un pas. Deux pas. J’ai senti la vibration des bottes des gardes qui arrivaient sur le toit derrière moi.
— LÀ ! SUR LE TOIT !
J’ai poussé sur mes jambes de toutes mes forces. Pendant une fraction de seconde, j’ai volé au-dessus du vide, entre les deux bâtiments. J’ai vu le béton sale en bas. Une chute de six mètres.
J’ai atterri lourdement sur le toit d’en face. J’ai roulé sur l’épaule pour amortir, comme au judo. Ushiro ukemi. La tôle a craqué sous mon poids dans un vacarme épouvantable. Douleur fulgurante dans la cheville droite. Pas cassée. Juste tordue.
— Il a sauté ! Tirez pas, on le veut vivant ! a crié une voix que je connaissais trop bien. C’était la voix de Pierre. Mon oncle donnait l’ordre de me traquer.
J’ai ignoré la douleur. J’ai rampé jusqu’au bord opposé, je me suis laissé tomber dans une pile de vieux cartons humides.
— Enzo, coupe le GPS de mon téléphone. Tout de suite.
— Fait ! Mais ils ont ton scooter, Max ! Ils ont l’immatriculation ! Ils vont savoir que c’est toi !
Je courais déjà dans la ruelle sombre, boitant légèrement, le souffle court.
— Non. Le scooter est au nom de Pierre. C’est lui qui l’a acheté.
Je me suis arrêté au coin de la rue pour reprendre mon souffle. Les sirènes hurlaient derrière moi. J’étais seul, à pied, au milieu de nulle part. Mon oncle était un espion impitoyable. La police (ou pire) allait débarquer chez nous d’une minute à l’autre.
Je ne pouvais pas rentrer à l’appartement. C’était la première zone qu’ils allaient surveiller. Je ne pouvais pas aller chez Enzo, je mettrais sa famille en danger.
J’ai fouillé dans ma poche. Il me restait dix euros et ma carte de bus. Je devais disparaître. Au moins pour la nuit. Il me fallait un endroit où personne ne penserait à me chercher. Un endroit calme. Un endroit normal.
L’image de Chloé m’est venue en tête.
