Sanctuaire Bohème
Il était près de minuit quand j’ai atteint le pavillon des parents de Chloé, dans le quartier des Batignolles. N’importe où ailleurs, arriver à cette heure-ci, trempé de sueur, boitant bas et avec une éraflure sur la joue aurait paru suspect. Mais ici ? C’était probablement le moment le plus calme de la journée.
La maison ne dormait jamais vraiment. C’était une vieille bâtisse dont la porte d’entrée n’était jamais fermée à clé, un principe de “confiance cosmique” cher aux parents de Chloé. J’ai poussé le portail en fer forgé qui grinçait. Une odeur de térébenthine et d’épices grillées flottait dans l’air. De la musique s’échappait du sous-sol aménagé : une ligne de basse jazzy, répétée en boucle.
Je suis entré dans le grand salon. C’était un capharnaüm joyeux : des toiles posées contre les murs, des costumes de théâtre empilés sur le canapé, et une collection de plantes vertes qui semblaient vouloir coloniser le plafond.
— C’est toi, Gaspard ? a crié une voix depuis la cuisine.
— Non, c’est Max ! ai-je répondu, ma voix encore un peu tremblante.
La mère de Chloé, Solange, est apparue. Elle portait un kimono de soie rouge par-dessus un jean taché de peinture, et une baguette de pain à la main. Elle était comédienne de théâtre expérimental et ne semblait jamais redescendre de scène.
— Max ! Mon chéri ! Tu tombes bien, Marc vient de finir une répétition avec le saxophoniste. On allait faire des tartines de tapenade. Tu as une tête épouvantable, c’est merveilleux, on dirait un jeune Werther torturé. Tu as faim ?
Elle ne m’a pas demandé pourquoi je boitais. Elle ne m’a pas demandé pourquoi je n’étais pas chez moi un vendredi soir. Chez eux, l’imprévu était la norme.
— J’ai juste… besoin de me poser un peu, Solange. Chloé est là ?
— Dans sa bulle, là-haut. Monte. Si tu croises le chat, dis-lui de descendre, il boude.
J’ai attrapé une pomme dans la corbeille en passant — mon estomac venait de se rappeler qu’il n’avait pas eu le rôti de veau promis — et j’ai monté l’escalier en bois. Chaque marche craquait, mais ce bruit-là, je le connaissais. Il ne m’effrayait pas.
La porte de la chambre de Chloé était entrouverte. Elle était allongée sur le ventre, en travers de son lit, entourée de feutres à alcool. Elle portait un énorme casque audio sur les oreilles et ses pieds nus battaient la mesure en l’air. Sa chambre était un autre univers. Des guirlandes lumineuses, des esquisses de visages punaisées partout, et cette ambiance de cocon hors du temps.
J’ai toqué au chambranle. Elle ne m’a pas entendu. Je me suis avancé et j’ai touché doucement son épaule. Elle a sursauté, a retiré son casque, et ses grands yeux noisette se sont posés sur moi. Pas de jugement. Juste une douceur immense.
— Hey, a-t-elle dit doucement, comme si on s’était vus dix minutes plus tôt. Tu es là.
— Je suis là.
Elle s’est redressée, repoussant une mèche de cheveux bouclés. Elle a scanné mon visage. Elle n’avait pas le “scan” analytique que j’avais. Elle, elle scannait les émotions.
— T’as l’air d’un zombie, Max. Soirée difficile ?
— Tu n’as pas idée. Karaté… intensif.
Je me suis laissé tomber dans le pouf géant près de la fenêtre. Ma cheville lançait, mais ici, la douleur semblait plus lointaine.
— Tu veux écouter ? C’est le dernier album de Beach House, a-t-elle proposé en me tendant son casque. C’est comme flotter dans du coton.
J’ai pris le casque. J’ai fermé les yeux. La musique planante a envahi mon crâne, chassant le bruit des sirènes, le clic du pistolet de mon oncle, le visage du prisonnier. Pendant un instant, j’étais juste un ado de 17 ans dans la chambre de sa meilleure amie.
Chloé s’est remise à dessiner, tirant la langue de concentration.
— Au fait, a-t-elle dit sans lever les yeux, ton téléphone n’arrête pas de vibrer dans ta poche depuis que tu es entré. Ça gâche un peu l’ambiance “zen”, tu sais.
J’ai rouvert les yeux brutalement. Mon téléphone. Enzo avait coupé le GPS, mais je ne l’avais pas éteint. Je l’ai sorti. 14 appels manqués. Pas de Pierre. Mais un numéro masqué. Et un message texte qui venait d’arriver.
L’écran a illuminé la pénombre de la chambre.
« Je sais ce que tu as vu. Ne rentre pas chez toi. Ils t’attendent. Retrouve-moi au Parc Monceau. Statue de Chopin. 1h du matin. L. »
“L.” ? J’ai regardé Chloé, si paisible, si innocente. Je ne pouvais pas la mêler à ça. Je venais de contaminer son sanctuaire.
— C’est rien, ai-je menti en me relevant péniblement. Juste Lucas qui veut les réponses du devoir de physique.
Je lui ai rendu son casque.
— Je dois y aller, Chloé.
— Déjà ? Tu viens d’arriver. Et la tapenade ?
— Ma tante… enfin, la gouvernante s’inquiète. Je passerai demain. Promis.
Elle m’a regardé, un peu triste, mais elle a souri.
— Fais attention à toi, Max. Tu as une drôle d’aura ce soir. Grise et piquante.
J’ai dévalé l’escalier, embrassé Solange sur la joue à la volée, et je suis sorti dans la nuit fraîche. Le répit était fini. Qui était “L.” ? Et comment savait-il que j’avais vu mon oncle ?
Rendez-vous avec la Rivale
Le Parc Monceau est une forteresse dorée. Les grilles sont hautes, noires, pointues, rehaussées de dorures qui brillent sous les lampadaires. À une heure du matin, les portes sont verrouillées depuis longtemps. Pour le commun des mortels, c’est infranchissable. Pour moi, c’était juste un test de douleur.
Ma cheville avait doublé de volume. Chaque pas était une décharge électrique. J’ai repéré une section de la grille, côté avenue Van Dyck, où un arbre centenaire tendait une branche basse par-dessus les piques. J’ai serré les dents. J’ai lancé mon sac de sport par-dessus. Puis j’ai sauté, agrippé les barreaux, tiré sur mes bras. Pas de grâce féline cette fois. Juste un grognement d’effort et une réception lourde dans l’herbe humide de l’autre côté.
Le parc était plongé dans le silence, à part le bruit de l’eau du bassin. Les fausses colonnades romaines se découpaient dans la nuit comme des fantômes. J’ai boité vers la statue de Chopin. Le compositeur de marbre jouait du piano pour une audience de pigeons endormis.
Une silhouette m’attendait, assise nonchalamment sur le socle de la statue. Capuche noire, posture détendue. Trop détendue. Je me suis arrêté à cinq mètres. J’ai pris ma garde, kamae, malgré ma jambe folle.
— C’est qui “L” ? ai-je demandé, la voix rauque.
La silhouette a sauté du socle avec une souplesse écœurante. Elle a rabattu sa capuche. Des cheveux châtains coupés au carré, un visage fin, et ce petit sourire en coin insupportable que je voyais tous les jours en cours d’Histoire-Géo.
— T’es en retard de trois minutes, Max. Pour un aspirant espion, ça la fout mal.
J’en suis resté bouche bée.
— Léa ? Léa… de la 1ère B ?
Elle a levé les yeux au ciel, comme si je venais de dire que la Terre était plate.
— Non, Léa de la NASA. Évidemment que c’est moi, idiot. Baisse ta garde, tu as l’air ridicule sur une jambe.
Je n’ai pas baissé ma garde.
— Qu’est-ce que tu fais là ? C’est toi qui m’as envoyé le message ? Comment tu sais pour l’entrepôt ?
Elle s’est approchée. Elle portait une tenue de running noire ultra-technique. Rien à voir avec ses fringues de marque du lycée.
— Je sais parce que mon père dirige l’équipe de nettoyage qui est en train d’effacer tes traces de pneus de scooter là-bas.
Elle a sorti un téléphone, a tapoté l’écran et me l’a tendu. C’était une photo prise d’une caméra de surveillance de la rue. On me voyait sauter du toit. L’image était floue, mais on reconnaissait ma veste.
— Tu as eu de la chance, a-t-elle dit froidement. Le système de reconnaissance faciale n’a pas eu le temps de te locker à 100%. Je l’ai intercepté et j’ai effacé l’enregistrement avant qu’il ne parte sur les serveurs centraux.
J’ai analysé la situation.
- Léa est au courant des activités de mon oncle.
- Son père travaille avec (ou pour ?) le mien.
- Elle vient de me sauver la mise.
— Pourquoi ? ai-je demandé. On n’est même pas amis. Tu m’as même refusé tes notes de cours la semaine dernière.
— Parce que si tu te fais prendre, l’oncle Pierre tombe. Et si Pierre tombe, mon père perd son meilleur agent de terrain et son partenaire de poker. Et accessoirement, l’équilibre des forces dans le secteur “Renseignement Privé” s’effondre. C’est de la géopolitique, Max, pas de la camaraderie.
Elle a fouillé dans sa poche banane et m’a lancé un petit tube de pommade et une bande élastique.
— Tiens. C’est du Voltarène concentré et du strappal. Soigne ta cheville. Tu ne pourras pas courir avec une patte folle.
— Courir ? Je ne vais nulle part. Je vais aller voir la police. Mon oncle séquestre un type !
Léa a éclaté de rire. Un rire sec, sans joie.
— La police ? Le commissaire du 17ème arrondissement dîne avec Pierre une fois par mois. Réveille-toi, Maxou. L’homme que ton oncle “séquestre”, c’est Anton Volkov. Un courtier en cyber-armes qui vendait des codes de drones à des groupes terroristes. Pierre ne le torture pas, il le débriefe avant de le remettre aux autorités. C’est comme ça que le monde tourne.
J’ai accusé le coup. L’information se bousculait dans ma tête. Volkov. Cyber-armes. Mon oncle en héros de l’ombre ?
— Mais pourquoi il ne m’a rien dit ?
— Parce que t’es un gamin ! a-t-elle cinglé. T’es doué en karaté et tu remarques quand le prof a changé de parfum, bravo. Mais tu n’es pas prêt pour la vraie violence. La preuve : tu as laissé ton scooter sur la scène de crime. Amateur.
Elle avait raison. J’ai baissé la tête, humilié. Léa a adouci (légèrement) son ton. Elle s’est approchée et a mis une main sur mon épaule. Pas par affection, mais pour capter mon regard.
— Écoute-moi bien. Ton oncle pense que le scooter a été volé par des racailles du coin. Il ne sait pas que c’était toi. Pour l’instant, tu es sauf.
— Pour l’instant ?
— Volkov a parlé avant que Pierre ne l’embarque. Il a donné un nom. Une planque. Pierre va y aller demain. Et c’est un piège.
— Comment tu sais ça ?
— Parce que je tique sur les détails aussi, Max. J’ai piraté les communications de mon père. Pierre se jette dans la gueule du loup.
Elle m’a regardé droit dans les yeux, un défi muet dans ses pupilles sombres.
— Je ne peux pas y aller, mon père me surveille trop. Mais toi… toi, officiellement, tu es en train de pleurer dans ta chambre parce que ton scooter a été volé. Tu es libre de tes mouvements.
J’ai compris. C’était ça, le vrai début. Pas le saut du toit. Pas la fuite. C’était le moment où je choisissais de ne plus subir.
— Où est le piège ? ai-je demandé en serrant le tube de pommade dans ma main.
Léa a souri. Un vrai sourire cette fois, carnassier.
— Demain, 14h. La Foire du Trône. Au milieu de la foule. Si tu veux sauver ton oncle, va falloir apprendre à mentir, Max.
Elle a remis sa capuche.
— Allez, rentre chez toi. Et essaie de ne pas te tuer en escaladant la grille. Ce serait gênant d’expliquer pourquoi je suis à côté de ton cadavre.
Elle a disparu dans l’ombre des arbres aussi vite qu’elle était apparue. Je suis resté seul avec Chopin. J’avais mal à la cheville, j’avais perdu mon scooter, mais j’avais une mission.
